La Esmeralda – Victor Hugo, Louise Bertin & Lawrence Foster

« En lisant le roman, peut-être se rappellera-t-on d’un opéra… » écrivait Victor Hugo.

 En effet, si Victor Hugo est connu pour ses romans, son engagement, ses poèmes, ou sa vie privée, il l’est beaucoup moins quand on parle d’opéra. Pourtant, ce serait négliger une part de son œuvre de ne pas en parler. Probablement travaillé avant même la sortie du roman Notre-Dame de Paris en 1831, La Esmeralda demeure l’une des œuvres les moins citées d’Hugo. Parce que c’est un opéra, parce qu’il n’a pas eu de succès à ses six représentations, parce qu’il présente une autre version de Notre-Dame ?

La Esmeralda est le résultat d’une collaboration directe – la seule et unique, par ailleurs – entre Victor Hugo et Louise Bertin, compositrice à l’époque de déjà trois opéras, et avec qui il est d’ailleurs fortement lié. Louise Bertin, pour sa part, est une compositrice femme, chose rarissime  pour l’époque, et mal vue – d’où une des raisons du mauvais accueil de cet opéra. Handicapée physiquement de plus, elle a pourtant réalisé déjà Guy Mannering (adapté d’un roman de Walter Scott, auteur dont Hugo s’inspira pour Notre-Dame), Le loup-garou, et surtout, le premier Faust français. Et son œuvre est pourtant reconnue aujourd’hui, quoique mal connue, justement. En ce qui concerne La Esmeralda, Hugo a lui-même écrit le texte, laissant le reste à Louise Bertin, et corrigeant ses vers si nécessaire. L’opéra est ensuite dirigé lors des répétitions par Berlioz. Et c’est ainsi que les difficultés commencent : pour des raisons politiques (changement de régime politique récent) et misogynes (envers la compositrice, et sa famille en général), l’opéra est retiré au bout de six représentations (dont la dernière inachevée), et on attribue l’air des cloches de Quasimodo à Berlioz, puis plus tard, on lui attribue toute l’œuvre, ou à Liszt, le seul à avoir retranscris l’opéra pour piano et chants, et ce jusqu’en 2007. Ensuite, l’œuvre est décriée pour ses vers, jugés mauvais et inadaptés à l’opéra, ce dont Hugo se défend en disant qu’il a même changé l’histoire et les personnages de façon à la faire convenir à un canevas musical. Puis, la magnifique censure revient, sous forme de répugnance à autoriser le soi-disant culte du laid (la Fête des Fous, Quasimodo, la Cour des Miracles) et d’interdiction de représentation de Frollo en prêtre. On se croirait aux Etats-Unis, 70 ans avant. D’où La Esmeralda et non Notre-Dame de Paris, d’où Frollo qui n’est jamais désigné comme prêtre ou ne se nomme jamais lui-même ainsi lors des représentations, même si les chanteurs de l’époque (1836) tentent de conserver le texte original en invoquant l’excuse des changements tardifs de la censure. Enfin, que dire, si ce n’est qu’on a accablé Louise Bertin de toutes les erreurs possibles, probablement parce qu’elle était une femme, et infirme de surcroît ?

Tout cela contribue à faire tomber dans l’oubli La Esmeralda. Heureusement, en été 2008, à Montpellier, une tentative de résurrection de l’œuvre apparaît, en ayant la musique composée originalement par Louise Bertin et une représentation scénique, dirigées par Lawrence Foster. Certes, nous avons ici affaire à un texte toujours censuré, plus pour des raisons de pratique, certainement (on n’avait joué cet opéra avant que sur les partitions censurées de Liszt) que de censure (quoique…sur le site du Groupe Hugo, visiblement, on apprend que même aujourd’hui, les chanteurs étaient réticents  à dire « prêtre »). Bref, en tout cas, on ne peut que se réjouir de ce retour à la vie d’un opéra méconnu, et que, personnellement, je rêvais d’entendre depuis que j’avais appris son existence. Rêve que j’avais abandonné car il était peu probable qu’on l’ait enregistré à l’époque, et il n’y avait eu que six représentations, aucune autre à ma connaissance depuis 1836.

Ici, point de roman de 600 pages et quelques. Point de Gringoire, de Djali, de Jehan, de Louis XI. Comment condenser une œuvre aussi dense et riche en une trentaine de chansons (dont certains de six ou dix minutes, ok. Mais quand même…) tout en en faisant un opéra, qui réponde aux critères de ce genre musical, auquel je ne connais rien, je le répète ? D’où les modifications par Hugo au texte et aux personnages. Pas de flash-back, de descriptions, de fresques. Nous nous concentrons principalement sur le trio formé par la Esmeralda, Frollo et Phoebus. Ou plutôt devrais-je dire : Frollo, la Esmeralda, et Phoebus. Oui, ceci n’est point une trace de ma Frollophilie permanente (comme dirait Twolionss, I don’t suffer of Frolloness, I enjoy every moment of it), mais une constatation objective : il est présent 14 chansons sur 30 (Esmeralda y est sur à peine une dizaine) et c’est lui le maître de l’opéra, qui fait tourner l’intrigue. Enfin, on le remet à sa vraie place ! Même si la censure est présente, puisqu’il n’est jamais désigné sous le titre de prêtre. Enfin bon, même en 1836, on a lu Notre-Dame de Paris, on sait qu’il est prêtre, n’est-ce pas stupide de faire comme s’il ne l’était pas alors que tout le monde le sait ? Non mais je vous jure…Comme Disney aussi, et les version de 1923, 1956 et 1939. Et combien de fois faudra-t-il le dire, comme l’a exprimé si justement Clelie dans ses articles : si vous enlevez à Frollo le statut de prêtre, vous faites de son personnage et l’œuvre en général un non-sens. (S’il n’est pas prêtre, pourquoi cet amour impossible pour Esmeralda ? Et donc pas d’intrigue, de moteur, pas d’histoire, rien.)

Quelles sont les modifications majeures ? Frollo est donc le maître et garde tout son caractère extrême. Esmeralda devient encore plus farouche que dans le livre (peut-être moins gourde aussi. Comme dirait l’autre « Esmeralda est une gourde qui n’a plus que le gibet pour sauver le peu de dignité qui lui reste. » Je trouve cette description on ne peut plus juste.) Quasimodo devient secondaire, vraiment, tandis que Phoebus gagne en importance, en gentillesse et en héroïsme tout ce qu’il perd en…*roulement de tambour* Don Juanisme de première classe. Oui, mesdames et messieurs, Phoebus devient l’admirable jeune premier qui accepte de se faire rejeter par les nobles (comme dans le film de 1923) pour aimer véritablement Esmeralda, allant jusqu’à mourir pour elle. Clopin obtient un rôle qui lui était prévu à la base, c’est-à-dire qu’il est apprenti de Frollo (en quoi ? Alchimie ? Sorcellerie ? Peut-être bien) et lui obéit pour l’aider à avoir Esmeralda. Hugo avait en effet prévu à la base, dans son manuscrit de Notre-Dame, que Clopin serait prêt à « tuer pour avoir la moindre parcelle de soutane de l’archidiacre ». Il a donc repris un élément qui avait été abandonné à la base. On retrouve aussi Fleur-de-Lys, Mme de Gondelaurier, et quelques autres, mais qui ne nécessitent pas un développement approfondi.

Au niveau de l’histoire…tout commence avec Frollo déjà amoureux d’Esmeralda. Tentative d’enlèvement comme d’habitude, sauvetage par notre Phoebus national, coup de foudre entre le capitaine et Esmeralda, scène du pilori. Ensuite, la scène où Phoebus invite Esmeralda à danser pour Fleur-de-Lys change puisqu’il se range du côté de la bohémienne, déclarant l’aimer. Ensuite le rendez-vous, la tentative d’assassinat, pas de procès, des scènes de donjon (excusez-moi, messieurs les réalisateurs de films, si Hugo a gardé la scène du donjon, c’est qu’elle est donc importante.) Ensuite l’amende honorable (et figurez-vous que j’ai bien ri, parce que le chant qui accompagne Esme à la potence, je me suis aperçue qu’ils le chantaient dans la version de 56 «…un archer capitaine, le plus beau qu’ait le roi… »), le « asile ! » de Quasimodo, Phoebus qui revient à la rescousse pour dénoncer Frollo et sauver Esme, avant de s’effondrer devant elle, mourant de sa blessure. C’est amusant et intéressant comme changements…

Au niveau des chanteurs, nous avons des Français, et si je me fie aux noms inscrits sur le livret, nous avons aussi des Allemands, un Espagnol et un Italien. Esmeralda est incarnée par Maya Boog, Frollo par Francesco Ellero d’Artegna, Phoebus par Manuel Nunez Camelino, Quasimodo par Frédéric Antoun, Clopin par Yves Saelen et Fleur-de-Lys par Eugénie Danglade.

L’enregistrement s’est fait en live, ce qui occasionne de temps en temps des frottements, surtout lors du deuxième CD, mais qui permet aussi d’avoir un charme, une grâce et un enchantement dus au fait que les chanteurs soient en direct, applaudis par le public. Jouaient-ils aussi en même temps ? Je serais curieuse de le savoir (et de le voir), mais je le pense sans en être sûre, puisque sur le site du Groupe Hugo, manifestement, il est dit qu’il y avait une mise en scène.

Mais le fait de ne pas voir n’empêche pas d’entendre : il suffit de laisser place à l’imagination, et on peut le faire aisément. Bien entendu, j’ai d’abord été surprise des voix pour les personnages, mais on est ici dans un opéra, après tout. Et puis au final, elles vont bien aux personnages, on finit par les faire correspondre, parvenant ensuite à repérer qui chante. L’orchestration, la musique, est ici très belle, majestueuse et légère à la fois, comique et tragique, représentant si bien l’ambivalence de grotesque et de sublime qui traverse toute l’œuvre de Victor Hugo. Elle permet d’autant plus, par son rythme et sa sonorité, de figurer les moments d’action ou de calme dans l’œuvre. A tel moment, on peut se dire « Tiens, Esmeralda est entrée en scène », « Ah, ça y est, Quasimodo s’est jetée sur elle », ou « Musique inquiétante, Frollo vient d’entrer ! ». Il y a un rapport entre les personnages eux-mêmes et la musique, et je ne parle pas du chant mais bien de la musique elle-même. Tel tempo, tel instrument, nous annonce l’entrée d’un personnage ou un passage plus romantique ou violent. Cela se ressent particulièrement au niveau d’Esmeralda et Frollo. Esmeralda sera toujours accompagnée d’une musique légère et romantique, paisible ; le caractère extrême de Frollo est mesuré par l’alternance de musique violente ou passionnée, voire tendre (personnellement, la musique et le ton de sa voix, avant la tentative d’assassinat, lors des paroles « O fille adorée/Au destin livrée !/Elle entre parée/Pour sortir en deuil » m’a fait venir les larmes aux yeux, tant on sent le regret et la tristesse aussi bien dans la voix que dans l’orchestration). Phoebus m’a fait parfois beaucoup rire, notamment lors de sa première entrée : les instruments jouaient de telle sorte qu’on sentait bien que c’était une entrée pompeuse, vantarde, ridicule. Quasimodo lui-même possède sa propre musique, correspondant très bien à la tristesse et à la solitude du personnage. Bref, je suppose qu’après plusieurs écoutes, on peut se faire une scénographie dans sa tête, tant la musique y aide et est ancrée aux personnages.

Que dire au niveau de l’ensemble ? La musique est magnifique, comme je l’ai dit. Les paroles sont difficiles à cerner sans le livret (à peine peut-on saisir quelques mots si on ne connaît pas les paroles). D’autre part, je n’ai pas de culture musicale, c’est donc assez dur de juger. Je ne sais même pas ce qu’est vraiment un « air », un « récitatif », par exemple, je n’en ai qu’une idée générale qui vient de cet opéra et du Fantôme. Un air, à part que c’est une personne seule qui chante et qu’à la fin elle fait des notes de plus en plus hautes pour arriver à sortir LA note finale, je n’ai pas de vraie définition. Donc je me contenterai de dire que l’air des cloches de Quasimodo est extrêmement touchant, reflétant très bien le personnage. Je n’aime pas le bossu d’habitude, mais ici je l’aime beaucoup, d’autant plus que le chanteur a une voix très agréable qui, à mes yeux, exprime tout ce que le personnage n’a pas eu comme développement : si la voix est le reflet de l’âme, alors ce serait cette voix qu’aurait Quasi. Phoebus est lui aussi très agréable, même si sa voix fait peut-être un peu jeune, il se débrouille très bien. Esmeralda devient de plus en plus assurée au fur et à mesure, exprimant à merveille les émotions du personnage. Quant à Frollo, il a de superbes moments et quelques inégalités, je pense, car il y a des moments où on a l’impression qu’il s’ennuie à mourir, alors que dans d’autres il est magnifique. Bon, bien sûr, je vais baver un peu devant Frollo, vous vous en doutez. Mes deux chants préférés sont ceux où il règne (même si j’adore l’air des cloches aussi, les deux chants entre Esme et Phoebus, ainsi que la romance d’Esmeralda en prison), c’est-à-dire « O Ciel » et « Qui est donc cet homme ». Etrangement, c’est Esmeralda qui donne tout son sens à cette dernière chanson, puisqu’il s’agit de la scène du donjon, et donc de la confession de Frollo à la bohémienne. Si dans le roman elle reste complètement gourde, ici elle réagit, ironise, hurle et se met en colère. J’adore les trois premières minutes…

Esmeralda : Qui est cet homme ?
Frollo : Un prêtre.
Esmeralda : Un prêtre ! Quel mystère !
Frollo : Etes-vous prête ?
Esmeralda : A quoi ?
Frollo : A mourir.
Esmeralda : Oui./Sera-ce bientôt/Répondez-moi, mon père.
Frollo : Demain.
Esmeralda : Pourquoi pas aujourd’hui ?
Frollo : Quoi ? Vous souffrez donc bien ?
Esmeralda : Oui, je souffre.
Frollo : Peut-être que moi qui vivrai demain/Je souffre plus que vous.
Esmeralda : Vous, qui donc êtes-vous ?
Frollo : La tombe est entre nous.
Esmeralda : Votre nom ?
Frollo : Vous voulez le savoir ?
Esmeralda : Oui/C’est lui !/O Ciel, ô ciel, ô mon dieu !/C’est bien lui avec son front de glace et son regard de feu/C’est lui qui me poursuit, sans trêve nuit et jour/C’est lui qui l’a tué/Mon Phoebus, mon amour/Monstre, je vous maudis à mon heure suprême/Que vous ai-je donc fait ? Quel est votre dessein ?/Que vous voulez-vous de moi, misérable assassin ?/Vous me haïssez donc !
Frollo : Je t’aime !

Le point magique de ce passage, qui me fait toujours frissonner, est le « C’est lui ! ». Tout simplement parce qu’avant, tout était calme, avant que l’orchestration ne commence à devenir inquiétante à « La tombe est entre nous » et d’exploser à « C’est lui » que la chanteuse chante et hurle à la fois, continuant sur une tirade désespérée et passionnée, puis carrément haineuse, avant de tenir de façon impressionnante sur le « donc » de « Vous me haïssez donc ! ». Même le « je t’aime » de Frollo en perd son éclat, même s’il demeure Frolloesque. Le face à face de Frollo et Esmeralda est ici impressionnant et une merveille, musicalement parlant.  Le duo entre eux deux est juste sublime. Quant à « O Ciel », je l’adore parce que c’est très Frolloey, bien sûr, mais aussi et simplement parce que c’est un monologue du personnage, qui décrit son désespoir et sa passion. Et encore ici, l’orchestration et la tonalité font comprendre le personnage : parfois calme, parfois passionné jusqu’au point de devenir violent. Il commence de façon paisible quoique inquiétante, à cause du côté noir du personnage (à propos, il est ici, je dirais, plus noir que dans le roman), avant d’exploser de manière passionnée, après avoir dit que Dieu regardait son âme troublée par Esmeralda « Eh bien qu’importe !/Le destin m’emporte/Sa main est trop forte/Je cède à sa loi !/Je cède à sa loi !/Mon sort recommence/Mon cœur en démence/N’a plus d’espérance/Et n’a plus d’effroi[…]Je me livre à toi ! ». Puis suit un passage plus calme, plus romantique, avant de reprendre sur ce « refrain » et de terminer sur plusieurs magnifiques, et de plus en plus hauts « L’enfer avec elle/C’est mon ciel à moi ! ». Cette chanson exprime tellement bien le caractère de Frollo, non seulement au niveau des paroles, mais aussi au niveau du ton et de la musique…extrême, austère, passionnée…D’autant plus qu’il s’agit d’une des plus longues chansons dans l’opéra.

Pour terminer sur le final…si Phoebus meurt, Esmeralda meurt probablement aussi, en s’effondrant sur lui (bien que ce ne soit pas certain) et à mon avis, Frollo va en prison, et Quasimodo reste seul dans sa tour…Tout cela sur un chœur, omniprésent tout du long, qui fait écho à Frollo lors des dernières lignes : « Fatalité ! Fatalité ! ». Qu’il est étrange de voir que Hugo a réussi à conserver ce dogme de la fatalité dans La Esmeralda, part essentielle du récit…

Un voyage musical aussi inattendu que magique…


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