« Un monstre sacré ». Tel est Alain Cuny défini par Alfred Simon, et bien d’autres de son temps. Il faut dire que déjà à son époque, cet acteur de cinéma, ce comédien de théâtre et cet homme intriguait déjà. Une énigme, en somme…comme il l’est encore aujourd’hui.
D’où est venue cette lecture ? De Notre-Dame de Paris. Ca ouvre les portes à pas mal de choses. Dans le cas présent, Alain Cuny est l’acteur ayant interprété Frollo dans la version de 1956 par Jean Delannoy. Ce qui a provoqué mon intérêt…non seulement ce rôle mais aussi le peu que j’avais pu lire sur l’acteur. « Etrange ».
Il l’est en effet. Et je suis profondément fascinée et intriguée par la personne qu’il a été. Le livre d’Alfred Simon ne tente pas une biographie, ni le livre qu’Alain Cuny avait pressenti écrire pendant des années, vers la fin de sa vie, pièce manquante de sa vie au même titre que son film L’annonce faite à Marie qui, lui, a été fait.
Ne s’agissant pas d’un roman avec lequel je pourrais vous donner un synopsis, peut-être est-ce mieux de vous en citer des passages. L’ouvrage est difficile à lire en lui-même, dense, citant des noms qui peuvent ne pas nous être familiers.
« Il commença non pas par charmer mais par inquiéter. Nul n’a jamais su d’où il venait, tout auréolé d’un sacré dont on ne savait s’il venait du ciel ou de l’enfer. Le contraire, en tout cas, d’une innocente et suave guimauve hollywoodienne ou sulpicienne. Un presque demi-siècle a passé sans presque rien changer à cela. » (Le livre a été écrit en 1989, soit cinq ans avant la mort d’Alain Cuny.) « Il ne sortait pas des écoles, il n’avait rien appris, il n’avait plus rien à apprendre. Tout a été là tout de suite. Il ne savait pas d’où il venait, mais il portait en lui cette origine inconnue. Il ne savait pas où il allait, mais il y allait. »
Peut-être que si ces origines, celles de la naissance, avaient été inconnues, alors Alain Cuny n’aurait été pas l’énigme vivante qu’il était. Né bâtard, hors mariage, toute son enfance et son adolescence, parcourues par un génie artistique (il peint et dessine dès douze ans), sont marquées par un mal-être inhérant à sa situation familiale. Lui dont les tantes priaient pour qu’il meure après sa naissance, et dont la famille porte avec honte sa tentative de suicide à vingt et un an. Dès le début, sa vie n’est guère heureuse et prédestine certainement l’homme qu’il est devenu. Et que dire de l’influence profonde qu’eurent sur lui Claudel, qui lui donna ses rôles au théâtre, et le surréaliste Artaud, qui lui donne un horoscope morbide et dément, qui eut sur lui une impression profonde à vie ? Ce déchirement entre les deux hommes auquel il devait le plus le fait d’être devenu ce qu’il était ne fut pas uniquement bénéfique, même si cela lui permit de rencontrer entre autres Françoise Dolto et Pablo Picasso. Lui qui fut toujours attiré par le surréalisme et la psychanalyse, considérant le mysticisme et l’érotisme comme les deux faces du même moyen de parvenir à « l’absolu dans le réel ».
C’est lorsqu’il vient chercher à un cours sa petite amie du moment qu’il découvre le théâtre. Il est pris pour un nouvel élève et se retrouve à jouer un extrait de Dommage qu’elle soit une putain. Le résultat est surprenant : il y met toute la force, la violence et la rage de vivre qu’il possède. On lui dit alors « Tu peux tout espérer. »
Et bien qu’il se défende du théâtre, tout comme du cinéma ou de n’importe quel autre art, le seul domaine auquel il attache une certaine estime, le reste n’étant que « puanteur, il va se retrouver embarqué sur les planches. Le rôle qui le fait le connaître vient du Bout de la route de Giono, pièce qu’il a montée lui-même et suivie de succès pendant six ans, jusqu’à ce qu’il quitte le rôle pour son premier film majeur qui le révèle : Les Visiteurs du Soir de Marcel Carné, où il interprète Gilles, troubadour envoyé par le Diable pour séduire une femme, et qui au final se retournera contre son maître. Peut-être l’un des seuls films où l’on a l’occasion de voir un sourire éclairer ce visage impassible.
« Hélas, moi je ne peins pas, je ne sculpte pas, je ne fais rien, car le théâtre pour moi n’est rien. »
Le théâtre n’est rien de plus que pour lui le moyen pour un comédien d’agir tel qu’il le devrait dans la vraie vie, et dont il n’est capable que sur scène. « Si j’étais un homme dans l’idée que je me fais de l’être, alors je ne serais pas comédien. » Et c’est pourtant le théâtre qui lui offrira ses plus beaux rôles (Phèdre, L’Annonce faite à Marie, Tête d’or, Danse de la mort…) jusqu’à la fin de sa carrière, qu’il terminera à la fois par son film et par les lectures théâtrales, sans la moindre représentation, justes lues à voix haute. Ainsi probablement est-ce l’idée qu’il se fait de son propre Saint Graal, la trace, le moyen d’inscrire dans la réalité le moment intérieur parfait qu’il ressent au fond de lui-même (et qu’il ne ressentira que lors de rares moments sur scène), ce moment qui « donne forme au mystère de l’être », en exprimant « ce qu’il y a de moins dénaturé en nous, ce qui s’éloigne le moins de la magie ». Une forme de pureté inaccessible, qui doit être compatible entre l’extérieur et l’intérieur qui, « bien sûr », coïncident. Tout le reste n’est que souillure, cette souillure qui revient sans cesse dans ses mots, tout comme la trace et l’inamovibilité. La souillure, c’est le fait même d’être, de parler, de tenter de rendre parfait le texte dit sur scène, et le souiller par le fait même de le tenter. C’est le fait d’être, il n’y a pas d’autre mot ; fait qu’il expérimente aussi bien que tous les autres. D’où sa volonté d’être immobile, inaltérable, inamovible, lui, qui voudrait que « [son] visage soit comme une pierre, une statue, comme un galet, qui irradie de l’intérieur » pour transmettre ses émotions et cette fameuse trace qui le hante. Son visage, c’est un masque, ou du moins c’est ainsi qu’il le voudrait, puisqu’il frémit intérieurement de dégoût en sentant les plis de son visage se former lorsqu’il parle, apportant une souillure qui ne fait que se rajouter à celle des autres.
Pourtant, ce jeu lui-même était différent de celui des autres. A chaque rôle il apportait une manière de jouer et d’être nouvelle, tenant non seulement à son visage pétrifié, à la violence, la folie et la portée émotionnelle de son jeu, mais aussi à sa voix et sa manière de parler, une sorte de diction lente et monocorde, une manière d’être là, suspendu, empreinte de sa présence. Il parle, il joue, il est là : sa présence a ainsi éclairé et donné un intérêt, voire un succès, à tous ses rôles, illuminant le film ou la pièce dans lequel il jouait et qui n’aurait été que négligeable sans cela. C’est pour cela qu’on lui réserve des rôles courts mais marquants, refusant de lui donner l’occasion d’exploiter son entier talent.
« Michel Cournot comparait la voix de Cuny à l’aile d’un ange, une aile d’argent pur, courbée comme un roc qui labourerait lentement et presque amoureusement le limon de la conscience, la pulpe du poème. Et se reprenant, le critique ajoutait : Que l’on pardonne ce charabia, il faut bien aller ramasser, hors de la route, des images pour tenter de rendre compte des chefs d’oeuvre immatériels, fugitifs, que crée seconde par seconde, un immense acteur. »
« Lourd d’une obsédante absence de son passé. Qui c’est, celui-là ? Une présence, une voix, un regard, un sourire, un masque. Quelque chose de l’impassibilité vivante de la statuaire antique, avec une lumière dans la voix, une musique dans le regard, émanées, celles-ci, d’une médiévalité à lointaines sources celtes. Bloc de pierre, tronc d’arbre, tumulus de chair […] d’où sortait un murmure à ébranler la terre. Un amplificateur de sons, de lumières, d’ondes de toute sorte. Arbre auquel le vent se nouait avant de s’élancer pour secouer les immondices qui salissaient la face des choses. »
« Non se montrer au milieu de tous, mais être lumineux à l’écart et dans l’ombre, fixer tous les regards sur une statue de sel, sur un diamant pétrifié irradiant de l’intérieur. »
L’autre citation clé à propos d’Alain Cuny, c’est peut-être celle-ci :
« Le Christ a pris sur lui les péchés du monde. Eux, les gens comme lui, Cuny, prennent sur eux la folie du monde. Car c’est le monde qui est fou, c’est nous qui sommes en proie à la folie du monde sans l’admettre, feignant de ne pas la voir. Lui ne truque pas. Tout bonnement parce qu’il ne sait pas truquer. »
Car Alain Cuny, son masque, il ne l’enlevait jamais. Il était le même homme dans sa vie personnelle que sur scène et au cinéma (La Dolce Vita, les Visiteurs du Soir, Notre-Dame de Paris, Emmanuelle, Satyricon Fellini, les Amants…). Inchangeable, immuable, exigeant, d’une intelligence extrême et d’une lucidité terrifiante. Lui qui tourna l’érotique Emmanuelle pour « se débarasser de l’estime des gens qu’il n’estimait pas », auquel aucun rôle ne rendit vraiment justice (malgré les troublantes ressemblances entre lui et Frollo) et qui resta, qui restera pour toujours une énigme, un paradoxe vivant. Une statue de pierre, terrifiée par elle-même et ses émotions, lorsqu’elle revient à la vie…