Cela fait plusieurs fois que j’en parle, particulièrement via Alain Cuny qui a joué un des rôles principaux dans ce classique des années 40. Mais bizarrement, je ne viens de me rendre compte que ce soir, en regardant à nouveau ce film, que j’ai compris pourquoi. J’ai très longtemps, très longtemps cherché mon film, LE film, celui qui serait mon favori, que je regarderais sans jamais me lasser, qui transporterait quelques-unes de mes idées et une part de mon imagination, à défaut de toutes les valeurs auxquelles j’adhère. Et Les Visiteurs du Soir, c’est ce film que j’ai si longtemps cherché sans jamais le trouver, je crois. Il est celui pour lequel je peux enfin dire « voilà mon film favori. » Même s’il ne reflète pas forcément tout ce que je pense. Il est la seule chose qui ces temps-ci parvient à me distraire, qui me plonge dans un univers poétique et fantastique dans lequel je peux rêver et me laisser porter. (Normal, pour un film appartenant au courant du réalisme poétique français, alias le fantastique social.)
Tourné sous l’Occupation, en 1942, les Visiteurs du Soir s’est tantôt réalisé dans la zone libre, tantôt dans la zone occupée – Arletty, l’actrice jouant Dominique, ayant à plusieurs reprises joué de ses relations afin d’obtenir des laissez-passer. Malgré l’interprétation qui en a plus tard été faite, le film n’avait sur le moment aucun engagement dû aux conditions difficiles de la Seconde Guerre mondiale, même si elles ont marqué le film lors de son tournage. Notamment, plusieurs des techniciens, étant Juifs, ont usé de faux noms pour pouvoir apparaître au générique du film et y travailler. Les étoffes pour les costumes ont été elles aussi très difficiles à trouver. Sans compter qu’apparemment, l’équipe du film était à moitié morte de faim durant tout le tournage (la nourriture aperçue dans le film étant en carton…)
D’une certaine façon, on comprend pourquoi lors de sa sortie, ce film a été perçu par les Français comme une évasion de leur quotidien, pendant les deux heures qu’ils passaient au cinéma. En choisissant une intrigue située très loin dans le temps, dans l’évocation d’un Moyen-Age poétique et fantastique, on était bien loin de la période sombre de l’Occupation. Ce classique offrait alors aux Français ce qui leur manquait : un peu de féerie et de positif dans une époque détestable. Pas étonnant donc que les Visiteurs du Soir soit ensuite devenu un film culte.
Marcel Carné continuait à l’époque dans ses films placés dans le même courant cinématographique que Quai des Brumes, Le Jour se lève et Hôtel du Nord. On retrouve dans Les Visiteurs du Soir quelques acteurs qu’il affectionne : Jules Berry dans le rôle du Diable, et Arletty dans celui de Dominique, qui était la vedette de l’époque. Les autres acteurs étaient aussi connus : Marie Déa (Anne) qui apparemment n’était pas le choix de départ et s’est retrouvée là suite à une obligation de contrat, Fernand Ledoux (le baron Hugues) et Marcel Herrand (le chevalier Renaud). Enfin, le dernier à compléter les rôles principaux est Alain Cuny (Gilles), dont c’est le premier rôle important au cinéma, aperçu par Marcel Carné au théâtre dans Le Bout de la route de Giono. Un choix dont il semble par ailleurs s’être mordu les doigts, car apparemment Alain Cuny était aussi exigeant et de caractère difficile que Marcel Carné. A noter qu’au scénario, nous retrouvons le dialoguiste préféré de Carné et un des favoris de l’époque, Jacques Prévert, ce qui explique la poésie et les jeux de mots des dialogues.
Pour vous donner un synopsis, rien ne vaut la page du livre de l’ouverture qui annonce la couleur :
Donc, tout commence lorsque les deux envoyés du Diable, Gilles et Dominique, entrent en scène au château blanc, trop blanc, du baron Hugues, où sont fêtées les fiançailles du chevalier Renaud et de la fille du baron Hugues, Anne. Se faisant passer pour deux ménestrels, Gilles parvient à charmer Anne par deux chansons, tandis que Dominique se contente au début de laisser agir son charme féminin sans se dévoiler, puisqu’elle se fait passer pour le frère de Gilles. Commence donc alors le jeu de séduction entre les envoyés du Diable et leurs trois victimes. Sauf que bien vite, Gilles se rend compte qu’il est pris à son propre piège : il est tombé amoureux d’Anne…
Bon, c’est un film tourné dans les années 40, comme déjà précisé. Et je sais, pour l’avoir regardé avec certaines personnes, qu’il fait rire. Alors qu’il n’est pas spécialement humoristique à la base (enfin, c’est avec l’humour de l’époque, voilà tout.) Je sais donc qu’il est vieux, je sais que le noir et blanc ne charme pas tout le monde, je sais que les effets spéciaux sont ridicules aujourd’hui (je les trouve jolis ceci dit), que c’est leeeeeeennnt et qu’une bonne partie du dynamisme n’intervient qu’à l’arrivée de Jules Berry, que le scénario est prévisible et tout…Sans parler des collants pour les hommes au Moyen-Age (vous saviez que c’était pour ça que le film a été mal accueilli en Espagne à l’époque ? « Bien que ce soient des vêtements traditionnels de l’époque, nous ne pouvons accepter d’habits aussi moulants pour une certaine part des personnages. Genre XD). Et je sais pourquoi certaines scènes donnent tant envie de rire : parce qu’elles sont en regard caméra…du coup, on se sent gêné devant ce que disent les personnages… Mais j’aime ce film. Je l’aime pour sa féérie, pour ses acteurs, son histoire, ses personnages, son atmosphère, sa musique, ses petites chansons, ses thèmes…Je l’adore, voilà tout.
Tout d’abord, il y a cette histoire qui tient du conte de fées, avec le château, le chevalier, la présence de fantastique, l’amour impossible et qui pourtant triomphe. Il y a cette magie qui n’appartient qu’au conte de fées, que l’on retrouve dans ce film. Car même si aujourd’hui l’histoire nous paraît bien prévisible…Comment ne pas tomber sous le charme de Gilles, lorsqu’il chante avec ce sourire si léger Démons et merveilles et Le tendre et dangereux visage de l’amour ? Comment ne pas rester plongé dans la magie des premières secondes, avec ces deux cavaliers surgis de nulle part, marchant vers le trop blanc château du baron Hugues ? Comment oublier cette illumination dans les yeux d’Anne, lors de cette balade secrète dans le jardin du château, lorsque le temps est suspendu ? Comment ignorer le présence troublante et magnétique de Dominique, androgyne cruelle, bien plus cruelle que le Diable et Gilles réunis ? Comment ne pas sentir cette tension entre les différents couples, tant tous jouent tellement bien leur jeu ?
Lorsque j’ai regardé ce film la première fois, quand j’avais ma version noire et blanc non restaurée toute parsemée de bruit de caméra et de parasites blancs et noirs, je suis restée…émerveillée. J’avais sans doute la même tête qu’Anne lorsqu’elle écoute Gilles chanter ses chansons XD. Perdue, charmée, plongée dans cette évocation poétique du Moyen-Age, dans une histoire encore une fois d’amour. Une sorte de rêve éveillé semblable à celui d’Anne lors de la suspension du temps (non, je ne me suis pas identifiée à Anne, alors pourquoi je ressors tout le temps Anne ?^^’) Parce que…c’est une histoire classique mais pourtant…elle a sa magie propre, elle fait rêver. Elle reparle de ces thèmes qui nous touchent, l’amour, la jalousie, la mort, la liberté, elle ramène au récit d’enfance tout en étant au-delà de cela, tant je suis sûre qu’on peut faire plusieurs interprétations de ce classique.
Et les acteurs nous campent tous de magnifiques personnages, même si on a tendance à oublier deux d’entre eux. Dominique, l’androgyne et femme fatale qui mène à la perte des autres, la femme insensible, bien davantage que Gilles, véritable fille du Diable en ce sens. Plus je la revois, plus le personnage me paraît le plus complexe et le plus ambigu. A se demander s’il y a eu une seule fois une part de sincérité dans tout ce qu’elle raconte…Une véritable enchanteresse cruelle.
A ses côtés, on trouve Gilles, l’autre envoyé du Diable, aussi insensible que sa compagne, ou presque. Ne lui adressera-t-elle pas au début un sec « A quoi bon, Gilles ? » et il lui répondra : « Cela m’amuse tout de même de faire le bien de temps en temps. » « A quoi bon, Gilles ? » D’abord semblable à une statue de pierre glacée (c’est Alain Cuny, que voulez-vous, même jeune il était déjà comme ça !) qui s’éveille ensuite en rencontrant Anne. Anne, qui est un des purs trésors du film, parvenant à nous camper une « princesse » touchante et émouvante, superbement naïve sans être stupide, magnifique par son jeu empli d’innocence, d’étonnement et pourtant de force.
On trouve ensuite le Diable, avec une interprétation comme je n’en avais jamais vue pour ce type de personnage, terriblement humain et moqueur, ironique et diablotin, simplement surprenant dans tous les sens du terme. Il est tellement…cabotin, peut-être est-ce le meilleur mot ! Quant aux deux autres qu’on néglige souvent, ce sont le chevalier Renaud et le baron Hugues, tous les deux d’une très grande justesse dans leur rôle : un Renaud antipathique dès le premier regard, et un baron Hugues tourné vers le passé, hanté par la mort de sa femme et pourtant prêt à tout, comme Renaud.
Les Visiteurs du Soir, c’est un classique, et c’est peut-être ce qui lui donne en partie son charme. Devant ces vieilles images en noir et blanc, on est emporté dans une histoire comme on n’en fait plus, car probablement trop simple pour notre époque. Et pourtant, elle parvient encore à toucher et à envoûter, à émouvoir, à faire sourire. On suit les épreuves de Gilles et d’Anne avec passion, on rit devant le Diable, on regarde avec perplexité la glaciale Arletty…On suit ce conte, peut-être avec des yeux d’enfant, dans une vieille histoire d’amour féerique, et on en ressort…difficilement pour ma part. Je me le passe en boucle ces jours-ci. Un autre ode à l’amour et au courage, un autre film montrant comment l’homme est capable du pire comme du meilleur, et de cette capacité à changer que j’aime tant.