Qu’est-ce qui relie donc tous ces personnages entre eux, les rapproche ainsi alors qu’ils sont issus de genres différents (théâtre, roman, musical…), de pays différents (France, Angleterre, Russie, Allemagne…) et de siècles divers (si je ne me trompe, depuis le XVIIIe jusqu’au XXe) ?
D’abord, peut-être le mythe du serpent se mordant la queue, la soif de connaissance, l’ouroboros, qui est l’inspiration toute première de Faust, et faisant de ce protagoniste son incarnation. Ces personnages, ou du moins certains d’entre eux, sont animés par une quête d’absolu prenant différentes formes. Ce sera l’alchimie et la transcendance pour Frollo ; le parfum ultime pour Jean-Baptiste Grenouille, l’essence même de la beauté et de l’amour ; la cessation de l’ennui pour Sherlock Holmes et Light Yagami ; un désir de justice absolue (Javert), de pulsions libertines, amoureuses ou sexuelles (le Vicomte de Valmont), d’éternelle beauté (Gothel) ou jeunesse (Peter Pan), d’art (le Fantôme de l’Opéra)…Ces absolus se mélangeant parfois et étant aussi souvent liés à un désir amoureux. Cette recherche fait souvent d’eux des génies, savants, justiciers, avec bien entendu quelques anomalies dans cette théorie (et celles qui suivront). Je persiste à percevoir le héros du Collector de Fowles comme un imbécile, tandis que Gothel, Peter Pan, Grenouille, possèdent des intelligences normales ou presque autistes pour le tout dernier. Mais, d’une façon ou d’une autre, c’est une marque de génie, ou sinon de grande intelligence. Cette façon de penser les mène ainsi au-dessus des autres, les faisant craints ou pris pour ce qu’ils ne sont pas, les mettant à part dans une société où ils occupent pourtant des places importantes, le plus souvent. Et ils sont souvent isolés socialement et familialement. Mais c’est en tout premier lieu cette quête d’absolu, lié à une intelligence souvent hors normes, qui les rend solitaires et marginaux. Le meilleur exemple ici est sans doute le célèbre Sherlock Holmes.
De cette solitude ressort alors la deuxième caractéristique de ces personnages : leur caractère. Tous ont des natures extrêmes, des tempéraments dignes de dédoublement de personnalité. Twolionss utilisait l’expression « wild imagination » et c’est aussi quelque chose de très commun chez eux. Il y a une tendance, due à leur intelligence, à imaginer de manière extrême, que ce soit dans un sens osé ou plus conventionnel. C’est cet extrême qui cause un caractère aussi violent et parfois lunatique, certainement. Cet aspect intérieur tourmenté se reflète ensuite vers l’extérieur, physiquement. Frollo, John Jasper sont souvent décrits comme des statues s’animant brutalement, avec des flammes dans les prunelles ; Javert gardera un aspect rigide et froid ne laissant jamais transparaître ses vrais sentiments, mais cette rigidité est aussi la preuve de sa névrose, dirais-je. Sherlock Holmes, Light Yagami, L, sont des figures majoritairement impassibles pour dissimuler leurs sentiments, avec parfois des explosions. Dans tous les cas, il y a un contraste saisissant entre ce que pensent ces personnages et la façon dont ils paraissent. Car ils sont déjà considérés comme marginaux à cause de leur savoir ou intelligence ; mieux vaut ne pas savoir ce qu’il se passerait si en plus ils pouvaient s’extérioriser pleinement. Et pour certains, on le sait déjà : perdre ce contrôle chez Frollo, Ambrosio, Dorian Gray, Grenouille, Humbert Humbert, c’est dériver vers le viol ou le meurtre ; pour Javert, c’est se suicider ; pour le Fantôme de l’Opéra, c’est non seulement le meurtre mais aussi l’expulsion d’une folie intérieure qu’on n’imaginait guère. Cela tend en tout cas vers la noirceur véritable du personnage, une profonde noirceur peut-être issue de l’héritage gothique, autant physique que psychologique.
J’ai pourtant parlé d’une sorte de « dédoublement de personnalité. » Car pour beaucoup des personnages, il faut aussi souligner que cet extrême n’est pas issu de nulle part. Il vient de la répression, du refoulement que les personnages s’infligent à eux-mêmes, que ce soit d’ordre sexuel, émotionnel, ou simple incapacité/difficulté à éprouver des sentiments vraiment humains (Peter Pan, Grenouille). Soit pour des raisons « professionnelles », comme Javert ou Sherlock Holmes qui ne laissent pas les sentiments intervenir dans leur jugement, soit parce qu’ils les considèrent comme inutiles ou inaccessibles, seul l’aspect extérieur comptant. Soit pour des raisons religieuses, Frollo, Ambrosio, John Jasper en tête ; des raisons sociales venant de leur incapacité à s’introduire dans la société (le héros du Collector, Heathcliff, le Fantôme). Majoritairement, ce sont aussi des personnages qui ne sont plus dans la société parce que celle-ci les a déçus à un moment ou à un autre, et ils la méprisent donc, étant d’ores et déjà « au-dessus » du commun des mortels. Des « sociopathes », comme Holmes. L’autre aspect de leur caractère est indissociable de leur noirceur : il s’agit de leur côté plus lumineux, et humain (quand ils en ont un). Frollo en fait les frais entre l’héritage gothique d’Ambrosio dont il est directement inspiré, et l’héritage romantique du XIXe siècle, le condamnant non pas à une simple luxure mais à un amour tourmenté. Grenouille reçoit, comme dirait une professeur de littérature germanique dont j’ai suivi les cours, l’héritage hugolien de Quasimodo : un monstre, intérieurement parlant, mais poursuivant pourtant une quête de beauté. Même chose pour le Fantôme de l’Opéra, avec le côté extérieur en plus. Gothel, à mon sens, est un personnage partagé également entre un véritable instinct maternel et un égoïsme profond. Dorian Gray, comme Docteur Jekyll et Mister Hyde, garde la noirceur pour son tableau et affiche une vertu visible sur son visage, dont il n’est pas dépourvu (ne voudra-t-il pas, finalement, épouser la jeune actrice de théâtre qu’il avait repoussé ?). En plus d’être des sociopathes, ces personnages ont des caractères à double tranchant, à deux faces, l’une nécessaire à l’autre, expliquant l’extrême de leur attitude, partagés entre la noirceur de leurs différents désirs à l’état brut et souvent ignorés, et cet absolu qu’ils souhaitent atteindre.
Ce même absolu…que très souvent ils n’atteignent pas, puisqu’ils sont destinés à une fin tragique et prématurée…amène aussi à la troisième part importante chez eux : leur égoïsme. Pour atteindre ce but fixé, et vu leur personnalité, ils ne reculent devant rien pour atteindre leur but – ou les éventuelles chutes qui les empêchent d’atteindre ce but. Et c’est bien souvent de là que vient leur inhumanité ou notre capacité à les détester. Sans prendre garde aux sentiments des autres personnages qui les entourent, aux conséquences de leurs actes, ils s’efforcent par tous les moyens de continuer leur quête. Javert ne s’arrêtera pas devant Fantine, Cosette ou Jean Valjean. Light Yagami verra sa famille presque entièrement détruite jusqu’à la fin. Humbert Humbert ne ressentira pas grand-chose à l’idée de devoir se marier avec la mère de Lolita, ou la tuer, pour rester avec la jeune fille. Heathcliff fera toujours preuve d’une grande inhumanité envers tout le monde, y compris celle qu’il aime. Sherlock Holmes ne prendra jamais de gants avec son entourage. L passera lui aussi par des moyens peu humains pour obtenir ce qu’il veut. Bref, ils ont tous en eux la marque d’un profond égoïsme, brisant ou rendant prisonniers ceux qui les entourent, ignorant leurs sentiments tant que eux atteignent ce qu’ils veulent. Une exception dans tout cela ? Oui. Je dirais Peter Pan. Il a un égoïsme enfantin dont il n’a pas conscience, et c’est d’ailleurs principalement cet égoïsme qui m’a menée à le mettre dans cette catégorie de personnages. A tort, peut-être, mais il m’a semblé devoir y être. Le cas de Peter Pan est juste un peu plus particulier – parce que c’est un enfant éternel vivant pour toujours dans le présent.
Et puisque que beaucoup meurent tels qu’ils ont vécu…voilà le dernier point qui les relie tous, leur mort. Souvent tracée dès le début – le Fantôme, Frollo, Valmont, Ambrosio, mourront de/par tout ce qu’ils auront aimé – suivant soit la fatalité, soit la nécessité, soit un déroulement naturel de leur caractère (bon, peut-être par le besoin d’une fin morale, également.) Toujours prématurément, bien sûr. Il y a un côté héritage des tragédies antiques bien présent. Mais cette mort est aussi liée, presque toujours, à ce qui peut les sauver, à ce qui a été souvent leur quête d’absolu. Et là, on touche peut-être au point qui fait que ces personnages, on les déteste, mais en même temps, on ne peut pas s’empêcher d’avoir pitié d’eux, de les admirer ou aimer, au-delà des techniques d’écriture employées par l’auteur pour nous séduire. Le Fantôme de l’Opéra représente peut-être le mieux cela : personnage profondément égoïste et inhumain sauf en ce qui concerne l’art et son amour pour Christine, lorsqu’il atteindra le plus le fond de sa folie, il choisira finalement de laisser la jeune femme partir, et c’est ce qui cause sa mort. Ce qui les tue, c’est au final l’absolu qu’ils finissent par trouver, même si ce n’est pas forcément celui qu’ils cherchaient à la base. Valmont se laissera tuer par amour pour la Présidente de Tourvel ; Dorian Gray meurt en ayant un désir de rédemption. Grenouille meurt par sa propre main, dévoré par son ultime parfum et la seule preuve d’amour qu’il ait jamais reçue. Bien entendu, cela ne s’applique pas à tous. Peter Pan ne mourra jamais mais meurt en quelque sorte par cette mémoire qu’il ne peut conserver, gardant seulement l’idéal en lui, une Wendy, et un présent éternel. Le héros du Collector reste impuni. Sherlock Holmes finira par prendre une retraite tranquille. Mais ce même absolu qu’ils cherchaient, qui faisaient d’eux des personnages extrêmes et tourmentés, égoïstes, est ce qui les tue, mais aussi ce qui pourrait les sauver. Il y a là une ambivalence qu’un simple article de blog ne suffit pas à décrypter, il y a tellement à dire sur ce type de personnage, avec tous les exemples qui en existent.
Une dernière chose : pourquoi ces personnages sont-ils aussi ceux qui fascinent le plus ? En établissant à côté de mon texte la liste de ces personnages pour les citer tous de manière plus ou moins égale sans en oublier, je viens de me rendre compte de deux choses : je n’ai pas mis Lolita dans cette liste, alors qu’elle a elle aussi une certaine ambivalence, mais elle garde encore quelque part une trace d’innocence, ni Severus Rogue, qui pourrait aussi en être, ou Dracula (je me tâte pour Dracula, d’ailleurs). L’autre détail, c’est que parmi tous ces personnages, une bonne quinzaine, une seule est une femme, et c’est la mère Gothel de Tangled/Raiponce. Alors, peut-être est-ce dû au fait que je sois une lectrice et non un lecteur, mais tous ces personnages sont masculins, oui. Il doit bien y avoir des équivalents féminins de ce type de protagoniste, non ? Et n’y a-t-il pas un certain côté malsain à être fasciné par des « personnages » aussi noirs ? Pourtant ils sont aussi ceux qui ont fasciné les professionnels et critiques de la littérature. Sans doute parce qu’ils représentent l’extrême, les « hommes interdits », parce qu’ils sont aussi la part sombre et/ou taboue, mais aussi lumineuse de l’homme. La littérature, au niveau psychanalyse, est parfois bien plus explicite en quatre cents pages qu’avec des dizaines de séances chez un psy…Ils sont des valeurs qu’on admire ou déteste, et c’est pourquoi les livres existent toujours aujourd’hui, probablement. Simple avis.
Ah, j’allais oublier un dernier détail.
« Don’t make people into heroes, John. Heroes don’t exist, and if they did, I wouldn’t be one of them. » (Benedict Cumberbatch, Sherlock Holmes dans l’épisode “Le grand jeu/The great game”)
Monsieur Holmes dit tout. A aucun moment je n’ai utilisé le mot héros pour décrire ces personnages, tout simplement parce qu’ils n’en sont pas. (Le héros du Collector n’est nommé ainsi que parce que je n’arrive jamais à me souvenir de son nom, c’est dire à quel point je l’ai détesté, je crois.) Ce sont tous des antihéros, bien que pas foncièrement mauvais pour certains. Et il y en a tellement à dire sur eux, sans nul doute…
EDIT : On m’a fait remarquer que le mot « frollien » n’était probablement pas le meillleur pour désigner ce type de personnage, et c’est vrai. Mais « faustien » se réfère plus au savoir, et je refuse d’employer « ambrosien » pour un personnage avec aussi peu de pitié. Le personnage venant ensuite est Frollo, et le second personnage le plus caractéristique serait le Fantôme de l’Opéra. Alors, que peut-on entendre par personnage « frollien » ? Le terme est choisi à défaut d’un meilleur. Si toutefois on ne devait garder que les personnages ressemblant véritablement à Claude Frollo sous ce terme, le nombre se réduit vite, puisque outre les quatre caractéristiques nommées, il faut donc un sacerdoce au minimum, ainsi que le fait d’aimer une femme inaccessible. Nous n’aurions donc qu’Ambrosio du Moine de Lewis, Frollo lui-même, et John Jasper de Dickens. Toutefois, je trouve dommage de ne pas aussi y ajouter les autres protagonistes, car ils possèdent tous des facettes pouvant éclairer et complexifier ce côté « frollien ».