« J’avais trop tendance à me plonger dans un passé à demi réel, à demi imaginaire, en fermant les yeux à la réalité présente. Dans les villes que je connaissais le mieux, comme Tours, Blois ou Orléans, je m’abandonnais à mes songes, recréant d’autres murailles, des rues plus anciennes, remplaçant un angle décrépi par la façade flamboyante d’autrefois, et tout cela était beaucoup plus vivant pour moi que les architectures qui s’offraient àmes yeux ; leurs ombres seules me donnaient une impression de sécurité tandis que la lumière dure de la réalité nourissait mes appréhensions et mon incertitude. »
Sans égaler l’envoûtant Rebecca du même auteur, Le Bouc émissaire mérite qu’on s’attarde sur lui quelques instants, comme certaines autres oeuvres de Du Maurier, éclipsées par le seul titre de Rebecca, qui demeure après tout le chef d’oeuvre de ses écrits. On change complètement d’univers, comme c’est le cas avec L’Auberge de la Jamaïque ou L’Aventure vient de la mer, et pourtant, on erre toujours un peu dans les mêmes eaux, les mêmes territoires familiers. John est un Anglais, professeur de français solitaire, à la vie terne et répétitive, cherchant dans ses vacances au Mans une échappatoire, grâce à la proximité d’un monastère et son souhait d’y entrer pour une réflexion sur lui-même. Projet vite étouffé lorsqu’il rencontre Jean de Gué dans un restaurant, qui se révèle n’être autre que son sosie, mais bien plus déterminé, plus sûr de lui, vivant une existence confortable dans une demeure noble de sa famille. Et bien que John n’apprécie que moyennement son double, une nuit arrosée et la fuite de Jean le condamnent à échanger de vie avec lui.
Le plus fascinant dans cette oeuvre demeure tout d’abord le premier chapitre, empreint d’une singulière beauté d’écriture (comme le prouveront les paragraphes cités ^^) et d’une étrange mélancolie, ainsi que cette idée singulière de faire croiser ces deux doubles parfaits, qui n’ont de commun que leur apparence physique. Une comparaison avec Jekyll & Hyde serait inutile, car on n’a pas du tout affaire au thème du Double, tel qu’il est traditionnellement traité…
Evidemment, il serait facile de qualifier Jean de Gué comme un personnage mauvais, et son bouc émissaire, John, comme un altruiste qui va réparer ses innombrables fautes, commises par son caractère hautain et égoïste. L’auteur en a fait deux personnages d’autant plus complexes que chacun, au final, est conçu en subtile demi-teinte, tels que John, notre narrateur, le dira vers la fin. Nous ne savons de Jean de Gué que ce qu’il a bien voulu dire à son double, et ce que John apprend de la famille de Gué et de son entourage, de photos et de papiers administratifs. De quoi lui donner le mauvais rôle d’un personnage égocentrique, lâche et opportuniste, et pourtant…nous n’aurons jamais le point de vue de Jean, et jamais son véritable avis sur toutes ces choses. Ce personnage, comme son double, est empreint d’une apparence dont on ne sait où s’arrête la fausseté… Tout comme on ne sait que peu de choses au final de John, l’humble et terne professeur de français, qui devient peu à peu fasciné par la vie de de Gué et sa famille. Les deux personnages présentés au premier chapitre tombent dans l’ombre et le trouble, pour ne former qu’un seul personnage central : ni vraiment Jean, ni vraiment John, mais un John qui prend la personnalité et l’apparence de Jean, d’après ce qu’il peut deviner de lui. D’abord pour ne pas se faire démasquer par la famille du vrai Jean (la mère, la soeur, le frère, la belle-soeur, ‘sa’ fille’, la maîtresse, les domestiques et ouvriers !) puis ensuite pour commencer à essayer de réparer les torts de cet homme qu’il ne connaît pas, dont il n’a jamais commis les péchés. Outre une affection pour cette famille tombée du ciel pour lui, rien ne justifie véritablement ce choix de changer les actes de son double, en bien et en mal. Le bouc émissaire est alors porteur d’une sorte de rédemption double pendant que sa propre personnalité s’efface, face au masque, plus dévorant, charismatique et important, séduisant et cynique, de Jean. Si Rebecca était un fantôme évoqué par le souvenir persistant d’elle, le nouveau Jean de Gué n’est constitué que par ce que les autres veulent de lui, et son désir de changer les choses.
On ne peut pas dire qu’il avait tout à fait rêvé d’une autre vie, mais celle-là s’impose à lui et le mène à devoir assumer ses actes et ses responsabilités auprès d’une famille qui n’est pas la sienne, et qui avait de quoi rendre effectivement fou le premier Jean…Car il s’agit de composer avec des personnages secondaires bien différents, entre une mère morphinomane, une fillette fanatique, une soeur qui l’est tout autant (Blanche, cette femme qui demeure un excellent personnage féminin, au passage), le petit frère condamné à être la roue du carosse avec une femme relativement peu aimante, ou Gaston, petite réminiscence du Franck de Rebecca. Sans oublier Béla, présence fugitive, entre deux vies.
La force de l’intrigue, c’est de voir comment John parvient à composer avec le personnage qu’il est censé être, sans être véritablement lui, une ombre entre les deux, avec de fragiles frontières, passant de la lâcheté et de la complaisance de son nouveau rôle, à une personnalité plus affirmée, souhaitant davantage s’impliquer dans sa vie, de manière réelle, non pas comme l’existence fade qu’il menait alors, à ses risques et périls. Si la fin n’est pas tellement tragique (quoique…) elle finit sur ces ouvertures fragiles et mystérieuses, entre deux eaux, complètement incertaine, dont Daphné du Maurier a le secret.
« Je me sentis alors submergé par une espèce de sombre désespoir menaçant ma raison, et je me dis qu’il fallait me griser ou mourir. Qu’importait que je fusse un raté ? Qui s’en souciait ? […] Mais quelqu’un en moi appelait au secours. Cet être intérieur, comment jugeait-il mon oeuvre véritable ? Ce qu’il était, d’où il provenait, quels besoins et désirs il pouvait posséder, je n’aurais pas su le dire. J’étais si habitué à lui refuser la parole que son caractère m’était inconnu ; mais il avait peut-être un rire moqueur, un coeur sec, une âme violente et un langage cru. […] Peut-être que si je ne l’avais pas tenu sous clef au fond de moi, aurait-il ri, fanfaronné, attqué, menti. Peut-être souffrait-il, peut-être haïssait-il, peut-être ne vivait-il que cruauté. Comment savoir s’il n’était pas capable de tuer, de voler – ou de se dévouer pour des causes perdues, d’aimer l’humanité, d’embrasser une foi où la divinité de l’homme se fondrait dans celle de Dieu ? »
A noter que l’oeuvre a déjà eu une adaptation avec l’acteur Alec Guiness en 1959, guère appréciée par Du Maurier, semble-t-il, et qu’une autre toute récente vient de sortir, avec Matthew Rhys (alias John Jasper !) dans les rôles principaux.