Il me semble quelque peu impossible de ne pas parler encore une fois de l’opéra Tosca, qui se classe désormais aux côtés de Carmen, au vu de l’adoration que je porte à cette histoire et ses personnages. La période Tosca est toujours là, d’ailleurs ^^. Ma tentative (oh, très humble, rien à voir avec Carmen) de dresser un petit portait du protagoniste qui donne son nom à la pièce se trouvera donc ici, et portera principalement sur l’interprétation qu’en donne Catherine Malfitano, dans la magnifique version de 1992 (merci encore, Clelie) tournée sur les lieux mêmes et aux heures réelles de l’histoire.
D’abord, un petit résumé pour cette histoire assez compliquée au premier abord. Juin 1800, à Rome : la République Romaine cède par la force à un nouveau régime, et l’un des consuls, Angelotti, se fait emprisonner. Il réussit à s’évader et va demander l’aide du peintre Mario Cavaradossi, qui l’envoie se dissimuler chez lui. Mais dans sa fuite, il oublie l’éventail portant le blason de sa maison dans l’église où se déroule le premier acte. Floria Tosca, la maîtresse de Cavaradossi, rendant visite à son amant, devient suspicieuse devant cet objet féminin et croit que Cavaradossi la trompe. Il finit par la convaincre du contraire, mais l’arrivée de Vitello Scarpia, chef de la police secrète sur les traces d’Angelotti, donne à nouveau des soupçons à Tosca en la manipulant. Certain qu’il la mènera à Angelotti, il la fait suivre, en vain, puisque Cavaradossi la met au courant pour la présence du rebelle, et qu’elle jure de ne rien dévoiler. Toutefois, le soir même, invitée chez Scarpia, elle découvre que son amant a été emmené à la villa bien avant elle, devant sa résistance ironique face à la police. Scarpia fait alors torturer son amant presque sous ses yeux, jusqu’à ce qu’elle finisse par dévoiler la cachette d’Angelotti. Dans le même temps, il parvient à lui faire promettre de se donner à lui, en échange de la vie de son amant. Le pacte est conclu, et Scarpia lui donne un laissez-passer pour ensuite quitter Rome ; mais lorsqu’il s’approche d’elle pour l’étreindre, elle le poignarde jusqu’à la mort. Abandonnant le corps derrière elle, Tosca prépare sa fuite, avant d’aller retrouver Cavaradossi en prison, qui doit subir une fausse exécution avant de pouvoir s’échapper. La comédie est mise en place, mais en vérité, Scarpia avait demandé avec discrétion une véritable exécution. Cavaradossi mort, le corps de Scarpia est ensuite découvert ; Tosca, désespérée, se jette alors dans le vide.
Scarpia ayant été déjà assez décrit dans cet article Addendum : les personnages frolliens (3), j’ai plus envie de me tourner vers le personnage de Tosca, qui mène après tout l’opéra avec Scarpia, Cavaradossi étant lui aussi superbe bien sûr, mais quelque peu passif et spectateur des évènements. Et puis, que voulez-vous, c’est rare d’avoir un personnage d’héroïne positive qui ne soit pas ennuyeux. A cet égard, c’est aussi pour cela que j’ai choisi l’interprétation de Catherine Malfitano, qui est pour l’instant celle à avoir donné le plus de facettes à Tosca. L’actrice-chanteuse en elle-même, après tout, signale qu’elle ne se tourne que vers des rôles féminins forts à multiples facettes, voire schizophrènes. A ce stade, on ne peut plus s’étonner de l’alchimie qu’elle trouve alors avec Ruggero Raimondi, le Scarpia de cette version, qui avoue lui-même s’impliquer totalement dans les rôles de méchants…
Le baiser entre Tosca et Cavaradossi à l’église, au premier acte.
L’intérêt tout entier du personnage de Tosca se résume, si l’on veut, à son évolution tout au long de l’opéra, mais aussi à ses nombreux paradoxes. Elle est « la diva qui devient assassin », et tient sans doute tête, niveau névrose ou schizophrénie, à Scarpia qui a pourtant un grand rôle d’hypocrite fanatique, cachant le libertinage sous un masque poli et cordial. Tosca tire sa force de ses rôle sur scène, certainement, et ensuite des évènements qui arrivent. Le premier acte ne la laisse pas voir autrement que comme une femme jalouse, sans nul doute puérile et égoïste à bien des égards. « Tosca elle-même est une prima donna que seul, au fond, le timing de ses prestations sur scène et au lit intéresse. » (Extrait du livret de l’enregistrement de Tosca avec Maria Callas, Giuseppe di Stefano et Tito Gobbi) Je ne sais si je suis la seule à admirer l’ironie et la vérité qui sortent de cette phrase…^_^ Et pourtant, les paradoxes de Floria Tosca commencent à ce point. Prima donna hautaine et condescendante, croyante catholique détestant les idées voltairiennes au point de vouloir en détourner son amant, il n’y a probablement rien d’autre qui l’intéresse que son travail et son amour. Pas étonnant que sa complainte au 2e acte commence alors par Vissi d’arte, vissi d’amore (« J’ai vécu d’art et d’amour »). Il est étonnant de constater que sa condescendance s’oppose pourtant à la simplicité de Cavaradossi (et même qu’ils aient pu s’aimer). Pire, que ses idées religieuses ne soient pas en totale opposition avec celle de son républicain d’amant, au point de l’en faire séparer. Ou mieux encore, il est fort probable que sans être mariée, elle ait déjà consommé son amour avec Cavaradossi, puisqu’elle est ouvertement décrite comme sa maîtresse. D’autre part, son égoïsme et sa futilité apparentes forment aussi un décalage avec l’humilité chrétienne qu’elle est censée avoir, humilité complètement inexistante, quand on voit son air hautain, sans doute dû à la célébrité de son chant…En fait, on a très envie de ne pas vraiment l’aimer, cette femme maladivement jalouse et futile du premier acte, même si elle éprouve le chagrin de se croire trompée par son amant ; même si elle semble avoir conscience qu’il vaudrait mieux qu’elle ne s’approche pas trop de Scarpia…Tout de même, elle va jusqu’à demander son peintre d’amant de peindre en noir les yeux de la Madone dont il s’occupe, pour qu’ils soient de la même couleur que les siens…
Et puis tout bascule au second acte. Le second acte révèle, comme le dit lui-même Scarpia, la femme de force et de passion derrière le masque théâtral de Tosca. L’interprétation de Catherine Malfitano fait des merveilles, quand on la voit garder un visage torturé par l’angoisse de savoir son amant torturé, et de retourner dans la même seconde un sourire cordial et assuré à Scarpia, innocente de tout complot révolutionnaire. Et là commence vraiment l’histoire de Floria Tosca ; à partir de ce point, elle évolue vers un extrême dont il paraît difficile qu’elle se remette jamais. Elle fait preuve d’une immense force en supportant un temps la scène de torture (tantôt vue, tantôt cachée) de son amant, tout en devant également supporter le contact et les mots sournois, de Scarpia. La monstruosité et le sadisme de l’homme ne sont pas vraiment cachés, tout comme ses intentions charnelles envers la cantatrice. Malgré tout, elle finira par céder en révélant la cachette d’Angelotti, après avoir tout nié pendant près de dix intenses minutes. En ayant pour seule récompense le fait de se faire maudire par son amant. Elle l’a trahi, certes, en préférant sauver l’amour au devoir. Il n’en faut pas plus pour que Scarpia condamne aussi à mort Cavaradossi, sous les yeux horrifiés de Tosca qui supplie pourtant son amant d’avoir pitié d’elle et de se taire. Croyant arranger la situation, elle l’a empirée, plus qu’autre chose, à partir du moment où « love is the end of duty » (oui, je sais que c’est très étrange de mêler Games of Throne à cette histoire, mais ça m’a toujours semblé pertinent ^^)
Acte II, ou quand Tosca commence à réaliser que Scarpia n’est pas aussi cordial qu’il en a l’air…
Et puis nous avons ensuite la musique que je serais bien en peine de vous décrire. Outre les paroles et le jeu, la musique en elle-même montre l’intensité de la scène, la perte des personnages, leur détermination, leur douleur, leur fanatisme, leur amour. L’intensité devient oppressante et malsaine, quand Tosca se retrouve à devoir s’offrir à Scarpia en échange de la vie de son amant et de quitter Rome. Elle se montre certes forte en imposant ses conditions à ce marché, mais au fond, elle cède malgré tout, elle a déjà perdu en acceptant de se livrer au bourreau de son amant. De futile, elle devient torturée, puis forte, et enfin meurtrière, puisqu’elle finit par poignarder Scarpia avant qu’il ne puisse l’étreindre – d’où la fameuse réplique Questo è il bacio di Tosca ! (C’est le baiser de Tosca !) Parlons-en, du baiser. Outre le paradoxe d’avoir juré fidélité à son amant et de pourtant le trahir en livrant Angelotti, il convient de s’interroger sur l’alchimie même entre Tosca et Scarpia, qui dépend des versions. Certes, celle de Catherine Malfitano est la seule à donner un baiser inédit entre les deux (dont on ne sait pas très bien si elle est dégoûtée ou non, d’ailleurs). Si Puccini a sans nul doute écrit le personnage comme droit, digne, moral – et par conséquent intouchable par Scarpia, le mal sans subtilité (quoique) – il convient de citer Zeffirelli qui a mis l’opéra en scène avec Callas en 64, et qui laissé entendre en interview « Tosca was afraid of liking Scarpia in her bed ». Et peut-être que dans cette version, cette possibilité existe. Cela ne rend pas plus noir ou moins admirable le personnage pour autant ; cela montre seulement sa profondeur, et encore une fois, tous les paradoxes dont il est composé.
Un autre paradoxe reste aussi celui présent lors de la scène de meurtre de Scarpia. En chantant Vissi d’arte, qui pourrait être une ballade sur comment on fait le bien pour se retrouver confronté à d’horribles épreuves, on perçoit encore le côté croyant et altruiste de Tosca, ou du moins, le fait qu’elle ne fasse pas de mal aux gens volontairement. (Altruiste ne m’a pas l’air d’un mot très adapté au personnage.) Et pourtant, l’assassinat la transforme, encore une fois. Transformation précédée sans doute par la culpabilité, puisqu’elle apprend peu avant qu’Angelotti s’est suicidé (elle a donc déjà un meurtre indirect sur la conscience). Et il est difficile de décrire la fureur empreinte à la fois dans la musique, les paroles et le visage de Malfitano, quand elle se retrouve à poignarder Scarpia. Ce n’est pas son petit verre de vin qui la pousse à tel acte, qu’elle décide sur l’instant même, puisqu’elle trouve le couteau nécessaire un peu près dix secondes au maximum avant que Scarpia ne revienne vers elle. Légitime défense, certes. Mais accompagnée de plusieurs coups, d’une espèce d’étreinte oscillant entre amour et répulsion, et de mots assassins. « Tu m’as bien assez fait souffrir ! Meurs ! Regarde-moi, c’est une femme qui t’aura tué ! Je suis Tosca ! Le sang t’étouffe-t-il ? Meurs ! » Quand on repense à la femme futile du premier acte, le contraste choque. Tout comme son air à la limite de l’hystérie et de la folie furieuse. Et ce, que ce soit joué par Catherine Malfitano, Maria Callas ou même Angela Gheorgiu. Il y a une violence inscrite dans la musique et la mélodie elle-même, qui témoignent du côté dramatique de Tosca.
Mais le paradoxe ne se termine pas encore là. Que dire de cette énigmatique scène – on a bien cinq, dix minutes avec seulement la musique et deux lignes de chantées ! – où Tosca regarde le corps de Scarpia, et chose étrange, dit : « Il est mort, maintenant je lui pardonne…Et devant lui tremblait toute Rome ! ». La première phrase se confondant étrangement avec la résonnance de la musique. Et comme toute bonne chrétienne qu’elle est, elle va jusqu’à déposer des chandeliers autour du corps de Scarpia, avant de quitter les lieux. Un peu comme si rien n’était arrivé. Et pourtant, le désarroi, les tremblements de Catherine Malfitano sont là. Tout comme ce brusque recul devant le corps de Scarpia avant qu’elle ne s’enfuie, horrifiée par son geste, suggéré par la musique. A Budapest, lorsque ce soudain éclatement musical intervenait, la chanteuse avait ouvert la porte, pour se trouver face à un miroir reflétant celle qu’elle était devenue. Toutefois, si elle est effrayée par elle-même, le troisième acte montrera qu’elle ne regrette pas son acte sanglant. Pourtant, il reste encore cette étrange dignité, ce paradoxe du personnage, d’arriver à « pardonner » celui qui l’aura torturée, elle, mais aussi son amant. Le paradoxe de lui accorder un semblant de veille funéraire. Difficilement compréhensible, c’est sans doute le passage de l’oeuvre qui laisse le plus perplexe, et rend compte de la complexité finale de celle qui n’était au début qu’une peste arrogante, à la limite.
Acte III, ou le final. On dit souvent que l’apogée d’un personnage, c’est sa mort. Il faut dire qu’une fois que Tosca réalise que Cavaradossi est mort par sa faute, et qu’on la recherche ensuite pour le meurtre de Scarpia, il n’y avait pas vraiment d’autre possibilité. Cette fois, Malfitano s’enfonce dans la schizophrénie du personnage, et devient véritablement effrayante ^^ ». Après le déchirant E lucevan le stelle de Cavaradossi face à la mort qui l’attend (« A jamais s’est enfui mon rêve d’amour…l’heure s’achève, je meurs désespéré. Et jamais je n’avais autant aimé la vie ! »), Tosca intervient pour lui assurer qu’ils ont une issue de secours, par le laissez-passer de Scarpia, et qu’elle a réussi à négocier une fausse exécution, qu’il doit s’y simuler. « Le premier acte de pitié de Scarpia ? » « Le dernier, » précise-t-elle. Avant d’embarquer dans un chant impressionnant où elle semble revivre la scène, le dilemme, le pacte.
« Tu es mienne ? me dit-il. « Oui. » « Et là brillait un couteau…et quand il est venu réclamer l’horrible étreinte, je lui ai planté la lame dans le coeur ! »
Et sur ces mots, elle semble se poignarder elle-même, avant de tomber dans les bras de Cavaradossi. Placido Domingo est admirable, certes, mais je maudis un peu Puccini de ne pas avoir su lui donner une réaction plus convenable face à l’aveu de Tosca. Bon, certes, le duo ensuite rachète tout, mais il n’a jamais l’air de véritablement comprendre la torture que cela a été pour Tosca, ou simplement la transformation qu’elle a subi en devenant une meurtrière. Et pourtant, le jeu schizophrénique de Catherine Malfitano révèle à quel point cela l’a affectée, devenant à moitié folle, ce que semble confirmer son jeu ensuite, puisqu’elle ne peut retenir des rires nerveux ou hystériques en voyant la « comédie » de l’exécution fonctionner. Et c’est par cette altération de sa personnalité qu’elle m’a ainsi donné l’impression d’être la cantatrice à avoir le mieux réussi à illustrer tous les changements et l’évolution subis par Tosca. Il est évident que le personnage, aussi positif soit-il, ne peut ressortir indemne de cette tragédie. Cela, elle a réussi à le faire ressortir, de façon certes bien théâtrale, mais en rendant compte de toute la psychologie du personnage et de ses diverses facettes – et paradoxes.
Le final intervient quand elle découvre donc Cavaradossi mort malgré tout, à la suite de l’exécution. Quand cela arrive, les hommes de Scarpia découvrent aussi le corps de celui-ci mort. La musique devient alors terrible, et exprime aussi toute la tragédie qui s’annonce en l’âme de Tosca. On ne peut pas dissocier la musique de ses actes, prouvant bien que l’opéra est un art total. Tosca se retrouve donc à la fois responsable de la mort de son amant – tout ses actes n’auront servi à absolument rien, si ce n’est amener la perte – et poursuivie par les hommes de Scarpia, qui reviennent pour l’arrêter. Je regrette alors que Puccini n’ait pas réussi à glisser les répliques originales de Victorien Sardou, même si celles de l’opéra fonctionnent bien aussi.
« Oui, je l’ai tué, votre Scarpia…Tué, tué, entendez-vous ? D’un coup de couteau dans le coeur, et je voudrais encore l’y plonger et l’y tordre…Ah ! Vous fusillez…Moi, j’égorge ! »
« Elle le payera trop peu de sa vie. »
« Prends-la donc ! Que je n’aie plus l’horreur de vous voir, vous qui faites de telles choses, peuple pourri qui les accepte…soleil infâme qui les éclaire ! »
« Ah ! Démon, je t’enverrai rejoindre ton amant ! »
« J’y vais, canailles ! »
Complètement désespérée, comme cela se ressent au niveau de la musique et de sa voix, Tosca n’a donc d’autre choix que de sauter dans le vide. Dans certaines versions, elle va même jusqu’à repousser violemment les hommes de Scarpia, pour mieux se faire justice elle-même. Et pourtant, que dire du suicide pour un personnage comme le sien ? Encore une fois, cela manifeste le paradoxe tout entier du protagoniste. Si l’on comprend son désespoir qui la mène à en finir avec tout ce malheur qu’elle a causé, il reste qu’elle n’a aucune illusion sur ce qui l’attend après la mort. D’ailleurs, elle ne regrette pas non plus son meurtre, aucun mot qu’elle ne dit à Cavaradossi ne le suggère. La violence de la nuit passée reste inscrite en elle, malgré le moment romantique et libérateur passé avec Cavaradossi avant sa mort. En jetant cet ultime défi face à ce qu’elle a subi, elle compte bien retrouver Scarpia en Enfer et en finir, encore une fois. Quelque part, en agissant, depuis le moment où elle a livre Angelotti, elle s’est condamnée elle-même, de par son caractère et de sa personnalité. Et pourtant, malgré cet échec, on ne songerait que peu ou pas à dire, que ce personnage n’en demeure pas moins sublime et héroïque, et étonnement bien plus profond qu’au premier abord…
« Tosca, tu vas payer pour sa mort ! »
« Avec la mienne propre ! Ô Scarpia, nous nous reverrons devant Dieu ! »