Carmen : de la femme fatale à la figure de liberté (part.1)

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Environ un an après ma découverte de l’opéra Carmen à Nancy, je reviens (encore) sur cet opéra et plus précisément ce personnage. De toute façon, il est certain que cette histoire figure désormais aux côtés de mes œuvres cultes. Pour la bonne raison que Carmen, en tant qu’opéra, restera certainement mon préféré car c’est grâce à lui que j’en suis venue à m’intéresser à ce vaste domaine ; puis pour la figure quelque peu frollienne de Don José, mais aussi et surtout pour le personnage de Carmen en lui-même. Il aura été le premier des personnages marquant ma mémoire à m’être totalement antipathique et méprisé avant de devenir l’un de mes favoris. Sans compter que malgré que tout le monde en connaisse le nom, rares sont ceux qui savent vraiment de quel type de personnage fictionnel il s’agit – un peu comme lorsqu’on prononce le nom-adjectif lolita à tort et à travers : je me fais toujours un véritable « plaisir » d’expliquer que Lolita n’est pas qu’une jeune fille s’habillant trop tôt de manière trop femme. J’ai une certaine satisfaction à voir les gens tirer une drôle de tête une fois mon explication entendue ^^. Bref, passons l’anecdote.

Ce serait une très longue (et impossible) tâche de répertorier toutes les Carmen ayant existé au cours du temps pour dresser un portrait du personnage. Si l’on passe la trentaine (et bien plus…) de films adaptés de Mérimée ou de l’opéra de Bizet, comment voir, entendre, les probablement centaines d’opéras ayant mis en scène et musique cette œuvre mondialement connue ? Sans compter qu’on n’a gardé de certaines que des archives audio…Aussi passerais-je uniquement sur quelques Carmen, spécifiquement choisis ou complètement pris au hasard. Bien qu’étant bibliothécaire, il m’a été impossible de trouver ne serait-ce qu’un article proposant une rétrospective des différentes adaptations ou interprètes notables de cette histoire. Je ferai donc la culture de Carmen au petit bonheur la chance…

I.    La Carmen de Prosper Mérimée : la figure originale (1845)

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Longue nouvelle ou court roman du XIXe siècle, la nouvelle de Carmen par Prosper Mérimée aura beaucoup moins connu de succès que l’opéra qui en fut tiré des décennies plus tard. Création inspirée par les deux voyages de Mérimée en Espagne, il convertit cette histoire de passion violente entre un officier et une bohémienne à son style habituel de nouvelle : froide, précise, presque clinique. Quoi de plus ironique, en effet, que de raconter cette histoire d’amour sombre sous une écriture on ne peut plus détachée ?…

Composée de quatre chapitres, il utilise aussi la méthode du récit enchâssé : c’est un narrateur anonyme qui croise et aide un certain Don José, qu’il retrouvera en ville dans le chapitre suivant, échappant de peu à Carmen qu’il a rencontré et qui souhaitait visiblement dérober et tuer ce narrateur. Puis il retrouve des mois plus tard Don José, condamné à être garroté plutôt que pendu pour ses crimes. Et ce n’est qu’au chapitre trois (disproportionné par rapport aux autres, évidemment, 30 pages…) que nous pouvons lire la confession de Don José et entendre par-là l’histoire même de Carmen. Le quatrième chapitre reste peu intéressant, se voulant une brève analyse des mœurs bohémiennes.

Que tirer de cette nouvelle ? Probablement, d’ores et déjà, une marque du romantisme. Carmen n’exalte rien de plus qu’une autre histoire d’amour passionnée entre un homme de vertu et une fille de rien, avec encore une fois une femme qui restera presque inaccessible. Le personnage de Don José en lui-même (et c’est pourquoi il fait penser à Frollo, entres autres) appartient indéniablement au romantisme. Il représente l’homme même qui, par amour, est déchu de son rang, de sa réputation, pour devenir un bohémien afin de pouvoir suivre la femme dont il sera tombé amoureux, lui qui ne voulait au début rien avoir à faire avec Carmen et se contentait de l’emmener en prison. D’officier modèle, il devient contrebandier et « romi », tuant comme pillant, supportant (mal) les infidélités de Carmen pour les affaires d’Egypte, vols et compagnie, avant de livrer complètement la passion qu’il a au fond de lui. Il devient jaloux, à la limite de la violence, rendu fou et désespéré par cette drôle de femme qui semble l’aimer un jour et pas le lendemain, sur simple caprice. A la fin, épuisé, il sera celui qui la tue, comme elle l’avait prévu. Et comme elle l’avait aussi prévu, il ne sera pas long à la suivre dans la mort.

Notre anomalie se nomme Carmen. Loin des personnages vertueux et des modèles féminins du XIXe siècle, Carmen, selon les spécialistes, est tout ce que la misogynie de Mérimée a voulu souligner. Bohémienne dont on ne connaîtra jamais l’origine ou le passé, la vie de Carmen semble se réduire au présent, à ses envies du moment. Il y a là un portrait de femme comme il en aura été rarement ensuite fait dans la littérature ou le cinéma. Sans doute a-t-elle inspiré d’autres figures féminines (Garance des Enfants du Paradis, la Lolita de Nabokov, les femmes fatales des films noirs américains, sont ses héritières les plus probables) sans que celles-ci en redonnent la complète essence. Le point essentiel à souligner chez Carmen est qu’elle est une bohémienne ; par conséquent, soumise à rien ni personne, si ce n’est les  « affaires d’Egypte », sa superstition et sa propre liberté. Liberté, voilà le mot synonyme de ce personnage. Non contente de passer éventuellement pour une fille publique sans en avoir honte (la réplique « Ne vois-tu pas que je t’aime, puisque je ne t’ai jamais demandé d’argent ? »…), non contente de voler ou de tremper dans des affaires plus sombres, Carmen est l’essence même de la femme libre sans attaches, sans dieu ni pays, sans loi ni autorité. Comment expliquer ce personnage mieux que Mérimée ne l’a fait, ou Bizet ? Carmen est une Peter Pan, car elle vit dans le présent et n’écoute qu’elle, son désir de liberté, ses sentiments du moment, ses caprices d’enfant.
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« Je ne veux pas être tourmentée, ni surtout commandée. Ce que je veux, c’est être libre et faire ce qui me plaît. Prends garde de me pousser à bout. Si tu m’ennuies, je trouverai quelque bon garçon qui te fera comme tu as fait au Borgne. » [Tuer un rival amoureux de Carmen]

Elle est loin de toutes les figures féminines du XIXe siècle par son absence de morale, de vertu, de soumission. Elle est aussi passionnée que froide, aussi violente que joueuse, aussi manipulatrice que capable de soin et de tendresse. Elle passe d’un extrême à l’autre sans raison, imprévisible, capable du pire comme du meilleur, du meurtre comme de l’amour. Le personnage de Carmen repose tout entier sur ses contradictions et paradoxes sans jamais se contredire, elle ou ses principes. Nous n’avons qu’un équivalent total de ce personnage : Dom Juan. « All men want to be Don Juan and all women want to be Carmen. »

«Ainsi, lui dis-je, ma Carmen, après un bout de chemin, tu veux bien me suivre n’est-ce pas?
— Je te suis à la mort, oui, mais je ne vivrai plus avec toi.»
Nous étions dans une gorge solitaire ; j’arrêtai mon cheval. «Est-ce ici ?» dit-elle, et d’un bond elle fut à terre. Elle ôta sa mantille, la jeta à ses pieds, et se tint immobile un poing sur la hanche, me regardant fixement.
«Tu veux me tuer, je le vois bien, dit-elle ; c’est écrit, mais tu ne me feras pas céder.
— Je t’en prie, lui dis-je, sois raisonnable. Écoute-moi ! tout le passé est oublié. Pourtant, tu le sais, c’est toi qui m’as perdu ; c’est pour toi que je suis devenu un voleur et un meurtrier. Carmen ! ma Carmen ! laisse-moi te sauver et me sauver avec toi.
— José, répondit-elle, tu me demandes l’impossible. Je ne t’aime plus ; toi, tu m’aimes encore, et c’est pour cela que tu veux me tuer. Je pourrais bien encore te faire quelque mensonge ; mais je ne veux pas m’en donner la peine. Tout est fini entre nous. Comme mon rom, tu as le droit de tuer ta romi ; mais Carmen sera toujours libre. Calli elle est née, calli elle mourra.
— Tu aimes donc Lucas ? lui demandai-je.
— Oui, je l’ai aimé, comme toi, un instant, moins que toi peut-être. À présent, je n’aime plus rien, et je me hais pour t’avoir aimé.»
Je me jetai à ses pieds, je lui pris les mains, je les arrosai de mes larmes. Je lui rappelai tous les moments de bonheur que nous avions passés ensemble. Je lui offris de rester brigand pour lui plaire. Tout, monsieur, tout ! je lui offris tout, pourvu qu’elle voulût m’aimer encore!
Elle me dit : «T’aimer encore, c’est impossible. Vivre avec toi, je ne le veux pas.» La fureur me possédait. Je tirai mon couteau. J’aurais voulu qu’elle eût peur et me demandât grâce, mais, cette femme était un démon.
«Pour la dernière fois, m’écriai-je, veux-tu rester avec moi ?
— Non ! non ! non !» dit-elle en frappant du pied, et elle tira de son doigt une bague que je lui avais donnée, et la jeta dans les broussailles.
Je la frappais deux fois. C’était le couteau du Borgne que j’avais pris, ayant cassé le mien. Elle tomba au second coup sans crier. Je crois encore voir son grand œil noir me regarder fixement ; puis il devint trouble et se ferma. Je restai anéanti une bonne heure devant ce cadavre. Puis, je me rappelai que Carmen m’avait dit souvent qu’elle aimerait à être enterrée dans un bois. Je lui creusai une fosse avec mon couteau, et je l’y déposai. Je cherchai longtemps sa bague, et je la trouvai à la fin. Je la mis dans la fosse auprès d’elle, avec une petite croix. Peut-être ai-je eu tort.

— Prosper Mérimée, Carmen, chapitre III.

II.    La Carmen de Bizet : le début du mythe (1875)

Michel Cardoze commençait à écrire sa biographie sur Georges Bizet en définissant le personnage de Carmen par ses paroles lyriques. Presque aussitôt, il ajoutait : « Comme Madame Bovary était Flaubert, Carmen, c’est Bizet. » Ayant assez peu apprécié cette biographie, je n’en ressortirai que les quelques éléments nécessaires pour comprendre pourquoi il fut le créateur de l’opéra Carmen. Bizet n’a été, pendant toute sa vie, que soumis aux femmes de son existence, que ce soit sa mère, ses femmes, ses amantes ou ses belles-mères. Capable uniquement de la différenciation « mère » et « prostituée » en ce qui concernait les femmes, calfeutré dans sa vie bien rangée et ordonné, écrasé sous des travaux musicaux alimentaires pour faire vivre sa famille, c’est vers la fin de son existence que Carmen devient cathartique pour lui – d’autant plus qu’il meurt à 36 ans en 1875, deux mois après la première « désastreuse » de Carmen. Déjà, il avait une certaine habitude à oublier l’argent que lui donnaient ses élèves en cours de musique, témoignant de l’indifférence à l’encontre du métal jaune que Carmen dédaigne également. Il aurait mis en Carmen tout ce qu’il n’a jamais pu vivre dans sa vie, tout ce qu’une vie familiale, amoureuse, sociale difficile lui refusait. Carmen, c’est l’envers de Bizet.
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Les cent vingt pages de l’opéra Carmen ont été écrites en soixante jours. Célestine Galli-Marié est la première interprète de Carmen, après le désistement d’au moins deux autres chanteuses qui ne voulaient pas faire ce personnage, s’il mourrait à la fin. De la différence avec Mérimée, il y en a. Carmen et Don José restent les protagonistes principaux, tandis que le toréador Lucas devient Escamillo et prend une plus grande place. Les personnages des deux bohémiennes amies de Carmen sont créés, tout comme Micaëla, amie d’enfance innocente promise à José, qui est sous-entendue dans la nouvelle et essaye tant bien que mal (laissez-moi rire) de faire contraste avec la sulfureuse Carmen. On oublie le narrateur, on oublie la trame de Mérimée tout en conservant des éléments : certaines paroles du livre ressortent dans l’opéra. Voilà les modifications majeures.

Qu’en signaler sinon ? La noirceur sanglante de la nouvelle est mise de côté (bien que je considère l’opéra comme très sombre, lui aussi) grâce à la musique toujours enjouée de Bizet, pour donner de la légèreté et du comique à cet univers bohémien. Des chœurs apparaissent pour représenter les groupes de personnages, bohémiens comme citadins ou soldats. Bref, l’opéra devient « comique », vivant, fascinant, avec des musiques et paroles qui marquent les esprits (« Toréador », « L’amour est un oiseau rebelle » en tête) mais…on reprochera à cet opéra son côté sanglant, son immoralité, sa sexualité. Bref, tout ce qu’incarne Carmen. L’homonyme avec le titre de l’œuvre est justifié. Le personnage s’amplifie, se complexifie même, prend une allure idéale de liberté, d’amour, de sensualité, d’immoralité.

« L’amour est un oiseau rebelle, que nul ne peut apprivoiser, et c’est bien en vain qu’on l’appelle, s’il lui convient de refuser. Rien n’y fait, menace ou prière, l’un parle bien, l’autre se tait, et c’est l’autre que je préfère, il n’a rien dit mais il me plaît…si tu ne m’aimes pas je t’aime, et si je t’aime prends garde à toi ! » (Carmen, « Habanera »)
« Oui mais toute seule on s’ennuie, et les vrais plaisirs sont à deux, donc pour me tenir compagnie, j’emmènerai mon amoureux. Mon amoureux ? Il est au diable, je l’ai mis à la porte hier ! Mon pauvre cœur, très consolable, mon cœur est libre comme l’air…J’ai des galants à la douzaine, mais ils ne sont pas à mon gré. Voici la fin de la semaine : qui veut m’aimer ? Je l’aimerai. Qui veut mon âme ? Elle est à prendre. » (Carmen, « Près des remparts de Séville »)
« Pour tout pays l’univers, pour loi ta volonté, et surtout, la chose enivrante, la liberté, la liberté ! » (Carmen et le chœur des bohémiens, « Holà, Carmen ! »)
« Je sais bien que c’est l’heure, je sais bien que tu me tueras. Mais que je vive ou que je meure, non, non, je ne cèderai pas ! Carmen jamais ne cédera. Libre elle est née, et libre elle mourra ! » (Carmen, « Tu ne m’aimes donc plus ? »)

Carmen (Musée de l'Opéra)Célestine Galli-Marié, la toute première Carmen.

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