« Leurs vies étaient exemptes de grandes émotions et de grands chagrins ; leurs désirs ne s’étaient jamais réveillés, ils demeuraient prisonniers de leur âme. Ils vivaient aveugles, heureux, comme des enfants, contents de marcher à tâtons dans le noir sans jamais chercher à connaître ce qu’il y avait au-delà des ténèbres. Quelque intuition secrète leur soufflait que cette ignorance abritait une sécurité, un bonheur qui n’était jamais sauvage ni triomphant, mais paisible et silencieux. » (Vent d’est)
Daphné du Maurier est un auteur que je n’ai de cesse de découvrir depuis Rebecca et est sans doute en passe d’entrer dans la catégorie de ceux que je préfère. Auteur jouant des mécanismes du roman noir voire gothique, passant du drame psychologique au roman d’aventures ou parfois fantastique, cette auteure du XXe n’a de cesse de sureprendre au fil de ses oeuvres, même si on retrouve des thèmes récurrents.
Sorti le 5 mai 2013, ce recueil de nouvelles, intitulé La Poupée, dévoile des textes écrits par Daphné Du Maurier, dispersés et enfin retrouvés, au début de sa vingtième année. Il s’agit donc de ses premiers textes, mais force est qu’ils sont tout aussi parfois glaçants que ceux composant plus tard le recueil des Oiseaux (une merveille à lire !) qu’empreints de la fibre psychologique qui teintera ses romans par la suite. Mais surtout, l’intérêt de ce recueil vient non seulement de la justesse de ces écrits de jeunesses, mais aussi des sujets qu’ils annoncent. Sans surprise (tout site littéraire s’en sert comme argument de vente), la nouvelle qui donne son titre au recueil, attire particulièrement l’intérêt, parce qu’elle dévoile « l’avant Rebecca« . Avant que le personnage énigmatique de Rebecca soit une morte à l’ombre persistante dans le chef d’oeuvre de Du Maurier, on apprend qui elle était, de son vivant, dans cette nouvelle certes particulièrement glauque.
Mais tel côté noir et fascinant est présent dans un peu près toutes les nouvelles de l’auteur, bien davantage que dans ses romans. Et c’est sans doute cela qui donne tout son intérêt à ce recueil : Du Maurier se plaît à y écrire les manifestations de l’inconscient, des côtés les plus sombres de l’humanité, des relations humaines, et de la peinture de la société. On ne retiendra pas forcément toutes les nouvelles, mais la plupart restent incontestablement marquantes. On y croise le portrait de la déchéance des femmes dans une société trop hypocrite (Notre Père, Piccadilly, Mazie) ; la destruction des couples et leur distance, voire séparation (Des tempéraments contraires, Week-end, Le chagrin n’a qu’un temps, Et ses lettres se firent plus sèches), pendant que Frustation frôle l’absurde dans le quotidien d’un couple. Le minet a quelque écho avec Lolita, tout en décrivant la perte d’innocence d’une jeune adulte ; La sangsue n’est autre que le récit cynique d’une personne croyant faire le bien autour d’elle, mais ne provoquant que le malheur et s’y accrochant.
Les trois dernières nouvelles ressortent peut-être particulièrement : Vent d’est manifeste plus que les autres l’éveil des désirs inconscients, avec une fin tragique, et est un excellent texte ouvrant le recueil, donnant en partie un fil conducteur pour comprendre les autres nouvelles. Suit ensuite la fameuse Poupée, coulisse, brouillon, préquelle de l’énigmatique Rebecca, et dont le narrateur pourrait aisément être Maxim de Winter, bien que la fin n’autorise bien entendu pas à faire suivre directement Rebecca, créature féminine insaisissable qui aura évolué par la suite dans l’esprit de l’auteur. Enfin, on trouve, en avant-dernier, La Vallée heureuse, autre nouvelle préludant l’ouverture de Rebecca (la vallée heureuse est le nom d’une partie du jardin de Manderley) avec une femme retournant dans une maison vide qui apparaît être la sienne (mais je n’en dis guère plus).
Un superbe recueil, où l’écriture de Du Maurier est encore en quête d’elle-même, certes, mais qui a le mérite de donner les clefs de certaines de ses futures oeuvres, et de démontrer les obsessions et sujets récurrents de ses écrits, car il faut bien l’avouer, La Poupée a été interdite vu son contenu, et certaines nouvelles ne font pas dans la dentelle non plus. A découvrir !
« Rebecca…Rebecca…quand je pense à toi, avec ton visage pâle et sincère, quand je pense à tes grands yeux fanatiques de sainte, à la bouche mince écrin de tes dents, pointues et blanches comme de l’ivoire, au halo de ta chevelure sauvage, électrique, sombre et indomptée – il n’y jamais eu de femme plus belle. Quelqu’un percera-t-il jamais à jour ton coeur ou tes pensées ?
Toi l’intense, toi la maîtrisée, la sans-âme ; car tu dois être sans âme pour avoir agi comme tu l’as fait. Il y a en toi un ce trait fatal de silence – ce refoulement inflexible sans lequel un feu caché se devine – oui, un feu brûlant, impossible à assouvir. Que n’ai-je fait avec toi en rêve, Rebecca ?
Tu serais fatale à tout homme. Toi, l’étincelle qui s’embrase sans se consumer, toi, la flamme qui attise d’autres flammes.
Qu’aimais-je chez toi, s ce n’est ton indifférence et ce qu’on devinait derrière ?
Je t’ai trop aimée, trop désirée, j’ai eu pour toi une tendresse démesurée…Tout cela est comme une racine difforme dans mon coeur, un poison mortel dans mon esprit. Tu as fait de moi un fou. Tu m’envahis d’une forme d’horreur, d’une haine dévastatrice apparentée à de l’amour…d’une faim qui est une nausée. Si seulement je parvenais à me calmer, à avoir l’esprit clair un instant – un seul… » (La Poupée)