« C’est une torche qui vit à la lumière de sa propre consommation. »

« Or Carmen est un personnage d’une très grande complexité et d’une réelle profondeur psychologique, tirée, me semble-t-il, entre deux aspects qui s’opposent et s’entrepénètrent : d’une part, cette apparente superficialité, cette désinvolture rieuse, cette légerèté tourbillonnante, inconsciente, et d’autre une complexion profondément dramatique et en fait délibérement suicidaire.
Il y a en elle, au niveau psychologique, quelque chose de ces comiques qui masquent leur tristesse. Son « laisse-moi passer » n’est qu’une figure obligée du récit  – mais en fait Carmen cherche bien à aller se faire tuer : elle va au-devant de la mort, de sa mort, avec fierté, elle se précipite sur le couteau comme poussée par un désir éclatant, avec la force irrémédiable de son absolue liberté. […] Et quand, pour finir, il la poignarde, elle s’agrippe à lui avec un sourire qui revient enfin, comme le visage fêlé, comme la révélation de la fêlure qu’elle portait depuis le début et qu’elle cachait, que la vie cachait – mais c’est alors un autre sourire, un sourire d’au-delà de la liberté, comme une délivrance, ou comme une extase. […]
Elle dirige la main du pauvre être fou de désespoir amoureux, afin de se suicider à travers lui. Pourtant elle aura été amoureuse de lui, avec cette sincérité et cette intensité qui l’habitent chaque fois totalement.
Car si elle est amorale (a-morale), elle n’est pas immorale. Sa morale, qui est plutôt une éthique, est tournée vers l’absolu et se heurte à la morale sociale et convenue. Sa loi est ce qui la brûle : elle se dépense et ne compte pas, même sa vie. Elle rit, elle chante, elle est heureuse et malheureuse, elle vit complètement donnée à ce qui la pousse, libre jusqu’à en mourir.
C’est une torche qui vit à la lumière de sa propre consommation. »

« Ma Carmen »  de Régine Crespin, dans L’Avant-scène opéra dédié au Carmen de Bizet.