Une vision de Scarpia par Ludovic Tézier

Ludovic Tézier dans la Bohème (2014)

Parce qu’il est toujours intéressant d’avoir le point de vue des interprètes sur certains personnages bien particuliers des opéras et des comédies musicales…. Extrait de l’interview de Ludovic Tézier sur ForumOpera.com. (Image d’illustration venant de La Bohème) Certains aspects sont tout à fait justes…

Le 10 octobre, Ludovic Tézier, vous serez Scarpia pour la première fois sur la scène de l’Opéra de Paris. Deux visions du personnage se complètent ou s’affrontent : un politicien cynique qui use de son pouvoir pour posséder la femme qu’il convoite ou un pervers sadique qui jouit de la souffrance de l’objet de son désir. Vous, quel est « votre » Scarpia ?

Je veux montrer toutes les facettes du personnage, mais elles sont tellement nombreuses et complexes qu’il faut en privilégier une. Fondamentalement, pour moi, comme Don Juan ou comme le comte des Noces, c’est un pervers qui jouit de faire souffrir, d’écraser, de manipuler et il commence tout de suite avec le sacristain. Il use de sa puissance politique mais cette puissance politique est une puissance policière donc mandatée. Scarpia est un cérébral et sa libido est mentale avant même que d’être sexuelle. On ne devine pas ce qui se passe dans le lit et je ne suis pas persuadé que ce soit un étalon ! Cette dimension se sent au fil du rôle et tout spécialement dans la théâtralité de la torture. C’est aussi cette théâtralité qui le fascine chez Floria Tosca. Il a probablement usé d’un grand nombre de femmes et en a massacré quelques unes. Mais il est follement attiré par celle-ci non parce qu‘elle est sexy, mais parce qu’elle est issue de ce monde de la scène qui le subjugue. Avec Pierre Audi, le metteur en scène, nous avons été en phase pour faire ressortir cet aspect. Scarpia a donc une approche scientifique de la torture, il met en scène la souffrance. Le sadisme est bien une science de l’horreur.

Longtemps, on a vu Scarpia comme un personnage relativement secondaire relégué dans le personnage classique du traître du répertoire. Comment prenez-vous la main sur cette centralité par rapport à Martina Serafin-Tosca et Marcelo Alvarez-Cavaradossi ?

Tosca et Cavaradossi sont très attendus et très aimés du public. Je dois faire ma place. Mon Scarpia met des coins, il empêche, il s’immisce, il complote. Machiavélique, il bloque ce qui marche, ce qui est beau et sain. Il est jaloux, mais jouit de la scène d’amour entre les amants car il sait qu’il les fera se disputer. Jouer Scarpia, c’est conquérir  l’espace. Il n’y a pas beaucoup de personnages de cet acabit dans l’opéra où même Iago a déjà sa place.

Si l’on privilégie votre analyse de Scarpia, celle-ci n’est elle pas orthogonale avec la mise en scène de Pierre Audi dont la croix écrasante occupe l’espace et signe la primauté d’une tyrannie politique et religieuse ?

Non, car cette croix raconte certes l’omnipotence de la police romaine et papale mais elle est aussi un instrument de torture. A bien y réfléchir, il est quand même assez incroyable qu’une religion se fonde sur une scène de torture ! Quand vous  verrez cette croix monumentale sur scène, vous constaterez qu’elle est à la fois impressionnante mais belle et même légère dans ses mouvements et ses élévations.Elle permet parfaitement de suivre la narration de Scarpia. Avec un vrai acteur – ce que je ne suis pas – son visage devrait changer pratiquement à chaque phrase. Il passe de considérations banales – « avec tout ça, je n’ai pas mangé » – à la brutalité du chantage. Il propose du vin d’Espagne à Tosca et ajoute : « Prenez-en une goutte pour vous donner du courage ! ». C’est un gestapiste fou furieux qu’on ne peut ni impressionner ni acheter. L’angoisse de Floria croît alors quand elle voit sa folie et l’absence d’issue. La mise en scène permet aussi d’éclairer un aspect rarement évoqué : ce malade mental est un artiste raté, un fan qui se met en scène avec son idole.

On retrouve cela fréquemment avec les stars du show-biz…

Oui, cela rejoint – toutes proportions gardées – l’assassinat de John Lennon par un fan détraqué.

[…]

On n’aborde Scarpia qu’au sommet d’une carrière de baryton. Jean-Philippe Lafont raconte que Callas avait voulu l’entendre. Il avait 25 ans et pour l’impressionner, il chante le « Te Deum » et elle lui rétorque : Vous êtes trop jeune, vous chanterez cela dans vingt ans !

Et pourtant, il avait déjà la voix pour…

Bon, après tous ses détours, je me lance : Ludovic, à 46 ans, n’avez-vous pas une trop belle voix pour chanter Scarpia ?!

Non (le non fuse résolument). Scarpia a un côté séduisant et narcissique. Il est soigné dans son expression et dans sa mise. Le tenant du rôle doit pouvoir faire passer cette facette de séducteur avec du style et du phrasé.

Et pourtant, certains soutiennent que la référence du rôle, Tito Gobbi, avait une voix puissante mais laide ?

C’est vrai, mais Gobbi avait fait un choix très malin au moment où sa « belle » voix était derrière lui. Il a donc adapté à sa voix une certaine vision du personnage. Ce parti pris vocalement débraillé est intéressant et a fait de lui un Scarpia de légende, mais je soutiens que Scarpia a plus d’étoffe. Pour moi, ce rôle n’est ni un refuge, ni un passage, mais un sommet.


3 réflexions sur “Une vision de Scarpia par Ludovic Tézier

  1. J’adore cette interview de Ludovic Tézier, très éclairante sur le personnage de Scarpia (« le fan qui se met en scène avec son idole » : intéressant point de vue !)… Je demande à voir son interprétation en la matière, mais je redoute en même temps le Cavaradossi de Marcello Alvarez… Je ne trouve vraiment aucun charisme à ce ténor, il bouge peu, il exprime peu… Ce serait un comble pour un personnage aussi passionné… !
    Je ne savais pas que l’on considérait la voix de Tito Gobbi comme laide, dans le ce rôle… J’ai un enregistrement de Tosca, avec un trio de choix : Callas, Di Stefano et Gobbi, et c’est l’une de mes versions préférées de l’opéra de Puccini… Je trouve justement Gobbi tellement sinistre et tellement puissant, qu’il parvient à faire frémir rien qu’à l’écoute… De là à dire que sa voix est laide… ^_^

    En tout cas je demande à voir Tézier dans ce rôle, sa vision me paraît très intéressante !

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    1. Oui, je l’aime beaucoup aussi. On pense en effet rarement que Scarpia pense quelque chose de particulier, quand il décrit être envoûtée par la diva, c’est un point intéressant à creuser. J’aimerais bien voir son interprétation aussi. Espérons qu’il y aura des extraits, ou peut-être sur Culturebox. Et je n’aime pas beaucoup Alvarez non plus plus je te rassure. Tézier, je l’avais vu en retransmission live avec le rôle d’Escamillo, pas de souvenir spécial mais il n’était pas mauvais.
      J’ai aussi cet enregistrement, et j’ai souvent regardé la vidéo de Covent Garden…je trouve que Gobbi est très bien dans ce rôle, il a une voix sinistre, presque maléfique et brute certes, mais ça va aussi bien au personnage ! Un des meilleurs.

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