Mygale de Thierry Jonquet & La Piel que habito de Pedro Almodovar

pielquehabito

La Piel que habito (La peau que j’habite) de Pedro Almodovar est un film qui ne peut laisser indifférent, que l’on l’apprécie ou qu’on le déteste. Il y a un aspect purement viscéral, glacial, dans ce long-métrage, avec une jeu des acteurs magnifique (impassible et froid pour Antonio Banderas, touchant et subtil pour Elena Anaya). De quoi former un thriller magnétique qui met indéniablement mal à l’aise ; c’est d’autant plus paradoxal que c’est sûrement l’un des films les plus accessibles d’Almodovar, et un des moins étranges, alors que l’œuvre est clairement glauque et à ne pas mettre sous tous les regards, tant le sujet (que je ne spoilerai pas pour laisser le plaisir du visionnage ou de la lecture) est troublant et dérangeant.

Richard Lafargue est un brillant chirurgien, vu depuis quelque temps avec une compagne bien plus jeune que lui, Eve. Celle-ci entretient une liaison plus qu’étrange avec l’homme : non pas une invitée, mais une prisonnière qu’il enferme, Richard éprouvant pour elle un mélange d’attirance et de haine. Puis l’on croise le récit d’un jeune homme enfermé entre quatre murs, Vincent, pour qui son geôlier, surnommé Mygale, est source de haine, puis de reconnaissance. Après tout, il le garde bien en vie et le soigne, pour une raison. Enfin, on voit aussi le récit d’un braqueur de banque, Alex, qui se cache depuis qu’il a tué un policier…

A peu de choses près et quelques changements de noms, le synopsis de Mygale (publiée dans les années 80) peut se reprendre pour La Piel que habito, son adaptation cinématographique, en enlevant le personnage d’Alex. A peu de choses près, le roman est au moins l’égal de son adaptation, par une atmosphère noire et étouffante, d’autant plus impressionnante qu’elle ne s’étale que sur 150 pages. Je m’étais préparée à ce que le livre soit moins bon que le film, au vu des échos entendus ici et là, mais non. La fin du livre est même beaucoup plus pessimiste que celle du film, et l’écriture sèche, abrupte et ne faisant ni dans les fioritures, ni dans l’euphémisme, de Thierry Jonquet, rend le texte véritablement prenant, même si on en connaît déjà les ressorts avec le film.

Il pleura à chaudes larmes. Il avait tiré Eve des mains de Varneroy et comprenait à présent que cette pitié-il appela cela pitié-venait de briser net sa haine, une haine sans limite, sans retenue. Et la haine était sa seule raison de vivre.

Le livre se tourne beaucoup plus vers les tourments de Eve et de Vincent face à leur bourreau : c’est sans doute en cela que réside le côté noir suffoquant du livre, mais aussi par l’absence d’espoir, de bienveillance ou de distance tracée par l’écriture. En effet, c’est peut-être la première fois que je vois – pour autant que je m’en souvienne – un livre utilisant en partie le « tu » en narration, pour un des meilleurs effets, nous aidant à plonger dans la tête de Vincent pendant sa séquestration, à comprendre pourquoi il finit par se laisser séduire par son ravisseur, nous aidant à comprendre comment il se perd lui-même. Quant à Eve, si l’on n’entre jamais directement dans ses pensées, les gestes, les mots et les attitudes du personnage, comme pour ceux de Richard, suffisent. Il n’y a pas besoin de psychologie approfondie dans ce roman noir pour saisir les tourments des personnages ou ce qui les motive. Mygale peut toutefois déconcerter par ce côté concis qui aurait pu gagner à être mieux exploité. Ou pas. En fait, le roman se suffit à lui-même et est très bien comme ça, dans sa narration d’une liaison faite de haine et d’attirance entre Eve et Richard, et son mystère planant jusqu’aux dernières pages, pour tout assembler.

Dans ta tête, tu avais donné un nom au maître. Tu n’osais l’employer en sa présence, bien entendu. Tu l’appelais « Mygale », en souvenir de tes terreurs passées. Mygale, un nom à consonance féminine, un nom d’animal répugnant qui ne cadrait pas à son sexe ni au raffinement extrême qu’il savait montrer dans le choix de tes cadeaux…
Mais Mygale car il était telle l’araignée, lente et secrète, cruelle et féroce, avide et insaisissable dans ses desseins, caché quelque part dans cette demeure où il te séquestrait depuis des mois, une toile de luxe, un piège doré dont il était le geôlier et toi le détenu.

Pour autant, le film n’est pas une œuvre si différente pour qu’on puisse la considérer comme indépendante. La Piel que habito est clairement inspiré de Mygale tout autant qu’il rend hommage aux Yeux sans visage de Georges Franju. Plus esthétique et quand même superbe dans sa mise en scène, son atmosphère, La Piel que habito ne peut pas laisser de marbre. Il suit la même trame que le livre, un personnage en moins, une fin ouverte sur l’espoir, en plus. En traitant davantage les thèmes chers à Almodovar : le changement d’identité, les liens parents-enfants, les relations ambiguës d’amour et de haine, entre bourreaux et victimes.

Il y a bien évidemment dans le film toute une thématique de l’obsession, de l’oppression et aussi de la manipulation, propres au roman noir et au thriller. Après tout, La Piel que Habito est beaucoup plus un thriller, voire de la science-fiction, que les autres œuvres d’Almodovar. Difficile après d’en dire plus, sans dévoiler les rebondissements de l’intrigue. Il est aussi prompt à vraiment chambouler, faisant qu’on se rapproche puis qu’on s’éloigne des personnages, en montrant ce dont ils sont capables dans leur extrémités, et sans qu’on ignore les raisons de ces actes dérangeants. Cela faisait assez longtemps que je n’avais pas vu un film qui dépassait peut-être légèrement le livre, pour ne pas en parler, d’autant que La Piel que habito est véritablement un film qui marque les esprits.

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2 réflexions sur “Mygale de Thierry Jonquet & La Piel que habito de Pedro Almodovar

  1. Je n’ai jamais vu le film, bien que je dois avoir le dvd quelque part, mais j’avoue avoir reporté ce visionnage justement à cause du livre de Thierry Jonquet… J’ai lu le roman il y a quelques années (peut-être d’ailleurs t’en avais-je parlé), et j’en ai gardé un souvenir plutôt mitigé. Le roman est malsain, c’est certain, et le film l’est peut-être tout autant. J’avais d’abord été fascinée à la lecture, par cette ambiance asphyxiante, par le personnage nommé « Mygale », par cette relation trouble qu’il entretient avec Eve, par la torture qu’il lui inflige jour après jour (même si on comprend après coup pourquoi il y met autant de haine), par cette attirance qui succède aux accès de violence… Cette lecture m’avait marquée, perturbée, malgré, comme tu le soulignes, le très faible nombre de pages. Un véritable tour de force ! en tout cas, merci pour ton avis, toujours si passionnant, notamment sur le film qu’en a tiré Almodovar, et qui va probablement ressortir un de ces jours de mes armoires… 😉

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    1. J’avoue que je ne sais plus du tout si tu m’en avais parlé ! Ce romain est vraiment malsain et suffoquant, on en ressort assez sonné, et ce sont quand même des sujets très dérangeants qui sont traités. Ce sont les mêmes dans le film (parfois un peu plus poussés, et certains aspects n’existent pas du tout, comme la prostitution forcée d’Eve). Le film a aussi une fin avec plus d’espoir, et peut-être plus « juste » même si en fait chaque personnage a commis des actes terribles. Peu de pages, mais des pages marquantes et bien dosées. La Piel que habito est tout aussi dérangeant, mais moins étouffant, je pense. Il vaut le coup d’oeil et je pense qu’il te plaira, dans l’ensemble !^^

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