L’opéra La Favorite de Donizetti est un opéra en quatre actes, mis en scène pour la première fois en 1840, avant de connaître une version italienne non épargnée par la censure. Pendant longtemps, ce fut la dernière version qui se joua le plus, avant que la production française originale ne revienne sur scène. C’est également cette version française qui est enregistrée en 2016 à l’Opéra d’État de Bavière, avec Elina Garanca dans le rôle de Léonor, Matthew Polenzani dans celui de son amant Fernand, et Mariusz Kwiecien dans celui du roi Alphonse XI.
Se déroulant dans la Castille du XIVe siècle, l’intrigue élaborée par Donizetti est toutefois très romancée par rapport à la vérité historique, avec la création du personnage de Fernand, dans le but de former un triangle amoureux. Léonor est la maîtresse d’Alphonse XI depuis un moment déjà, profitant grâce à lui d’une cour et de richesses. Mais son cœur se tourne vers Fernand, destiné à la vocation ecclésiastique. C’est le refus de Léonor d’avouer à Fernand son statut de maîtresse du roi, puis cette confession trop tardive qui entraîneront sa perte. Alphonse XI découvre cette liaison peu après avoir fait de Fernand un marquis suite à un exploit militaire, et pousse Fernand à se marier avec Léonor en vengeance. Quand Fernand découvre la vérité sur le lien entre Léonor et le roi, il la rejette et l’humilie, ne voulant pas d’une femme déjà déshonorée. Léonor finit seule, répudiée, et trouve refuge bien plus tard dans l’église que Fernand a rejoint. Blessée, c’est trop tard que Fernand rejette ses vœux religieux pour l’aimer : Léonor meurt dans ses bras.
La Favorite profite d’une mise en scène contemporaine, bien loin du passé historique suggéré par Donizetti, sans que cela nuise trop aux paroles du livret. Des immenses vitrines derrière lesquelles se dévoilent des éléments religieux, ou parfois les personnages, et de nombreuses chaises, suffisent à dresser tout le décor de l’opéra, d’une manière peut-être trop sobre, mais au moins efficace. La Cour représentée par le chœur et les personnages principaux s’y déplacent ainsi sans mal, s’aidant parfois du décor, en tout cas sans jamais s’y heurter. Mais le minimalisme de la mise en scène n’aide pas à rendre chaleureux un opéra où les passions humaines peinent elles aussi à brûler.
Ainsi, l’intrigue de cet opéra est bien classique, avec des impératifs dignes des tragédies : le triangle amoureux, le destin empêchant la délivrance d’un message à temps et donc le salut de Léonor, le retour du personnage principal masculin après l’humiliation de l’héroïne, mais trop tard, ou encore toutes les valeurs traditionnelles d’honneur et de vertu qui dominent les personnages. Et qui paraissent parfois absurdes à un œil contemporain dans la façon dont elles sont mises en scène et réglées, mais les tragédies fonctionnent ainsi. L’histoire est toutefois suffisante pour avoir un intérêt, et la musique belcantiste dirigée par Karel Marc Chichon est elle aussi suffisamment belle, alternant entre des chœurs impérieux et joyeux, ou des arias plus intimistes et bien plus dramatiques.
Toutefois, tous ces éléments n’auraient pas réussi à rendre l’opéra véritablement intéressant sans les chanteurs, leurs voix et leur jeu. La sobriété de la mise en scène n’aide pas toujours à clarifier les scènes, tout en assurant une certaine fluidité entre les actes. Ici, ce sont surtout les chanteurs qui donnent toute sa valeur à cette production de La Favorite. L’intrigue classique devient plus intimiste et plus proche du public avec les portraits dressés par les voix principales. On peut signaler Elsa Benoît qui fait de son personnage de confidente de Léonor, une femme malicieuse et en même temps extrêmement loyale à sa maîtresse, ou encore Mika Kares, qui interprète le supérieur ecclésiastique de Fernard avec une impassibilité et une présence qui forcent le respect.
Surtout, ce sont les trois rôles principaux qui insufflent la vie à une scène somme toute monolithique. Le triangle amoureux est ici bien déséquilibré, au final : Elina Garanca campe une Léonor désabusée et fière en même temps, qui se refuse à souiller l’honneur de Fernand, à mentir plus longtemps à un roi qu’elle n’aime plus, et qui ne supporte plus le mépris qu’elle reçoit de la cour, elle la maîtresse du roi. Elle démontre plus de sagesse et de clairvoyance en voulant fuir cette situation et repousser son amant, que les deux hommes qui sont accrochés à elle. L’interprétation d’Alphonse XI par Mariusz Kwiecien en fait effectivement un roi pathétique, immature, guidé par ses émotions et ses impulsions, se moquant des apparences royales et de l’autorité religieuse. Mais l’amour qu’il éprouve pour Léonor se tourne vite en vengeance et rancoeur quand il découvre son rival, le poussant à maudire et à pousser dans un piège celle qu’il aurait voulu, un instant plus tôt, faire reine. Quant à Fernand, Matthew Polenzani en fait un homme dont la passion ne supportera pas la vérité et qui tournera bien vite le dos à Léonor, pour se réfugier auprès d’un Dieu qu’il répudiera encore une fois. Quand il pleure la mort de Léonor, c’est aussi son propre destin qu’il pleure, avant tout. L’égoïsme des deux hommes semble donc injuste face à la déchéance de Léonor, qui aura tenté de protéger l’un, puis l’autre, en vain, comme dans toute tragédie classique.
Pourtant, malgré cette intensité des relations dans le triangle amoureux, les voix des chanteurs, et certains éléments appréciables de la mise en scène (comme le moment presque drôle où Léonor et le roi assistent à un spectacle et miment leurs réactions), il est difficile d’être totalement passionné par cette production. Peut-être est-ce un simple manque d’affinités avec les personnages ou le problème de la mise en scène, mais malgré la beauté de l’ensemble musical, on reste à une certaine distance de l’œuvre et des drames humains qui s’y déroulent. Cette production de La Favorite reste cependant agréable à découvrir, et remarquable vocalement.