Lectures d’octobre 2019

Pour terminer ce mois de rentrée littéraire…

Poser un regard différent sur le monde : parmi mes dernières lectures, trois en sont ressorties étrangement, portant avec elle cette thématique. Qu’il s’agisse de parler de la condition des Noirs aux États-Unis, par le prisme de la justice, de la prison et du poids de la société ; d’évoquer une civilisation Inuit très éloignée de nous dans ses coutumes, sa manière de vivre, sa perception du monde ; ou encore, au travers de la science-fiction, d’évoquer sans étiquettes le genre, la condition des femmes et l’esclavage futuriste.

Un mariage américain – Tayari Jones

Roman américain publié en France en 2019 (un an après sa parution originale), Un mariage américain présente la vie heureuse de Roy et de Celestial. Tous juste mariés, entrés dans la vie active, les deux Afro-américains sont prêts à débuter leur vie de couple. Or, il suffit d’une malheureuse nuit dans un hôtel, pour que Roy se retrouve accusé d’un viol qu’il n’a jamais commis ; puis qu’il se retrouve condamné à douze ans de prison. Commence alors une correspondance entre Celestial et Roy, qui s’achève au bout de deux ou trois ans. Puis, lors de sa cinquième année en prison, Roy apprend qu’il est enfin libéré, la justice s’étant rendue compte de son erreur. Mais le retour à la société, et à sa femme – qui entre-temps, s’est recasée avec son ami d’enfance, Andre – est loin d’être évident et juste.

Certes, j’ai quasiment tout dit du roman avec ce résumé. Mais il serait bien compliqué d’en parler sans poser ce socle, ce trio, dont les relations et les états d’âme représentent le cœur de l’intrigue. Un mariage américain commence avec un air de paradis, et c’est bien une sorte d’enfer que vivent chacun des trois protagonistes. Roy est mis en prison, plus pour ce qu’il est, pour sa couleur de peau, que pour un crime injustifié. En cellule, Celestial devient sa figure idéalisée, son rêve auquel il se raccroche pour penser à sa sortie, peut-être douze ans plus tard. Mais douze ans, quand on a le début de la vingtaine, cela veut dire adieu à une grande partie de sa vie, renoncer à un enfant qui aurait pu naître, à une carrière florissante qu’il ne pourra jamais reprendre, c’est aussi sentir l’injustice et la haine consumer un cœur innocent. Les rencontres au parloir, les lettres, ne suffisent pas à combler le besoin d’affection et d’amour entre lui et sa femme ; les quiproquos s’installent, la distance aussi. Et à son retour, comment lui en vouloir de souhaiter récupérer, avec autant de violence, la vie qu’on lui a arrachée ? La prison fait qu’il a tout à recommencer, et que même ainsi, cela ne sera jamais comme avant.

Pour Celestial, voir son mari condamné, alors qu’ils font partie d’une communauté déjà si souvent emprisonnée par injustice, c’est devenir un modèle de sacrifice et d’abnégation, c’est l’attente fidèle et silencieuse, c’est tout supporter pour soutenir celui qui est enfermé, par amour et aussi par poids du devoir que les autres lui imposent. Et cependant, le temps file, ses désirs de famille ou de travail aussi, le simple fait de vouloir que sa vie ne tourne pas que autour de Roy et de la prison. Alors, c’est le moment où Andre s’immisce, où d’ami d’enfance, il devient l’amant de Celestial qu’il a toujours aimée, tout en continuant à soutenir Roy en prison. Et quand la sortie de prison arrive plus vite que prévu, ce sont ces trois relations qui se déchirent, le lecteur ayant accès au point de vue de chacun au gré des chapitres. Un mariage américain pourrait être une histoire déjà vue et revue, si elle n’explorait pas autant l’âme de ses personnages, ne prenait pas le temps de disséquer et de montrer les paradoxes, les regrets, les souhaits, les contradictions, les incompréhensions.

Alors, comme l’auteure le constatait quand elle faisait lire son roman en cours d’écriture, les attitudes de Ceslestial, Andre et Roy heurtent, donnent envie de leur ficher des claques, de compatir et comprendre. De leur demander pourquoi ils ne sont pas à la hauteur d’une telle situation, pourquoi ils ne sont pas à la hauteur de ce que nous, lecteurs, nous attendons comme réaction exemplaire à leur place. Sauf qu’à leur place, on reste humains, aussi bien qu’eux, et on ne serait certainement pas dignes comme on le souhaiterait. C’est en ce sens qu’Un mariage américain interpelle, donne à considérer le monde et les âmes un peu différemment, sans ignorer la critique toujours actuelle envers un système judiciaire encore trop injuste, envers certaines communautés et certaines ethnies.

De pierre et d’os – Bérengère Cournut

Sorti cette année, De pierre et d’os est le récit de vie de Uqsuralik, une femme Inuite séparée de sa famille par une crevasse dans la glace. Commence alors l’histoire de son existence, sur plusieurs années : errances sur la banquise, les moments de chasse, les rencontres avec d’autres Inuits, connus ou inconnus, sa confrontation à des esprits surnaturels, à l’amour, à la maternité. Pour cette histoire, l’auteure s’est énormément documentée et s’est plongée dans les traditions de ce peuple, ce qui se ressent pleinement à la lecture.

De pierre et d’os n’a pas d’autre élément déclencheur que celui du début, la séparation de Uqsuralik de sa famille (père et frères) ; tout le reste, ce sont des rencontres, des aventures, des marches longues sur la glace. Heureusement, la jeune fille n’est pas seule, accompagnée de plusieurs chiens de traîneau. Il lui faut malgré tout un grand courage et un profond sens de la survie pour chasser, se construire de igloos, tuer un des chiens qui l’accompagne et qui devient trop agressif, s’orienter, jusqu’à retrouver d’autres Inuits auprès desquels elle pourra enfin se réfugier. C’est tout leur quotidien qu’on partage ensuite : les chasses, les fêtes, les querelles et les amitiés, les superstitions – fort nombreuses, jamais réellement explicitées. L’un des charmes du livre, c’est aussi d’y mêler des chants Inuits, qui restituent parfois les états d’âmes des personnages, qui sont aussi un élément de progression de l’intrigue, notamment face à des événement surnaturels. Est-ce l’esprit d’Usquralik qui les invente ? Des esprits de leur religion qui se manifestent, des hallucinations visuelles et auditives ? La place leur est accordée dans le roman, avec autant de force que les intrigues réelles.

La société inuite est alors présentée comme un monde dur, exigeant, où chacun a un rôle bien défini, des tâches précises, et où les paresseux ou traîtres sont chassés, condamnés à errer en solitaire. C’est un monde où le visible et l’invisible se mêlent sans mal et sans effroi, avec tout le respect qu’on doit aux esprits, aux fantômes des ancêtres, aux traditions. C’est un monde où le temps semble très long, entre une nuit éternelle et un jour tout aussi long, au gré des saisons. C’est surtout le reflet d’une civilisation dont je connaissais très peu de choses, qui vit pour survivre, mais aussi pour des moments de fêtes, pour son sens de la communauté et de l’entraide, où les femmes et les hommes sont pourvus des mêmes droits et devoirs, avec parfois des coutumes bien singulières. Le roman emporte l’esprit dans un monde et des paysages bien à part, avec une beauté parfois impitoyable, mais inébranlable, et qui démontre une toute autre vision de l’existence et du monde.

L’incivilité des fantômes – Rivers Solomon

Parmi ce trio de livres portant un autre regard sur le monde, L’incivilité des fantômes est celui dont il le plus délicat de parler. Paru en 2017 en Amérique, et traduit en 2019 en France, c’est un roman de science-fiction se déroulant sur un vaisseau, le Matilda, depuis bien des années, au point que la Terre est un concept étranger, voire un concept de conte de fées. Sur plusieurs ponts et niveaux, y sont rassemblés une majorité pauvre et opprimée – majoritairement des Noirs ou des métisses – qui travaille à la limite de l’esclavagisme pour une minorité blanche et riche. En bas, c’est le froid (on a coupé le chauffage des ponts inférieurs), c’est la misère, et en haut, le luxe, avec un Souverain qui a quasiment tous les droits et qui se révèle impitoyable. On suit alors le destin d’Aster, une jeune femme noire qui officie en tant que médecin, notamment grâce à l’aide de Theo, un haut gradé également médecin des ponts supérieurs. La jeune femme est aussi à la recherche de sa mère disparue, ayant pour seuls guides des carnets de notes énigmatiques, ses compagnes de cabine, et sa colère contre la minorité supérieure, les gardes oppressifs sur les ponts.

Outre l’aspect science-fiction du roman, qui reflète encore une réalité d’aujourd’hui, ou qui a existé, avec le système de l’esclavagisme, ce sont les personnages de L’incivilité des fantômes qui interrogent le plus, et qui rendent la lecture assez complexe. Bien des protagonistes se situent dans des entre-deux, dans des zones d’ombres qui ne sont pas clairement nommées : au lecteur de déchiffrer la société décrite, de déchiffrer ce que les personnages pensent d’eux-mêmes, pour bien entrer dans le roman. Et ça, c’est un exercice que j’ai trouvé assez difficile, car on a majoritairement le point de vue d’Aster, qui est un personnage clairement autiste, qui utilise beaucoup de rituels, qui ne comprend pas les expressions imagées, qui se répète nombre de choses scientifiques afin d’ordonner sa vie et de trouver du sens. Son rapport avec les autres en est aussi compliqué, donnant à voir un personnage comme Theo très distant et froid, alors que quand on passe à son point de vue, Theo se considère clairement comme un ami pour cette jeune femme et est très doux. Rajoutons également que Aster est probablement non-binaire dans la manière dont elle se voit, et qu’elle-même est probablement née avec des difformités et a subi ensuite des opérations chirurgicales. (Je dis probablement, car le discours du personnage est parfois peu clair, certes volontairement, ou évasif.) Cela se ressent dans ses actions et son discours, la façon de se comporter avec d’autres, et dans sa façon de nous décrire l’action en cours.

Parmi les autres personnages, on peut citer bien évidemment Theo, avec qui Aster a une relation amicale-amoureuse assez trouble. Un personnage né dans les hautes sphères et qui cependant les déteste, préfère exercer sa vocation de médecin ou de professeur, qui se révolte lui aussi contre le système en place (qui au passage oppresse considérablement les femmes). Néanmoins, Theo aussi n’est pas simple à saisir : considéré comme chétif et faible par la plupart des gens qu’il côtoie, il se révèle être né dans le mauvais corps, préférant une identité féminine, et ayant trouvé refuge dans la religion pour échapper à certaines tâches typiquement masculins. Enfin, entre autres, il y a aussi Giselle, une des amies d’Aster, qui pour sa part n’a pas d’écho avec la thématique du genre, mais avec la maladie mentale, puisqu’elle est probablement bipolaire, ou souffre de syndrome post-traumatique. Ce n’est, encore une fois, pas très clair, syndrome de l’entre-deux instable dans lequel on est à la lecture du roman.

C’est donc encore une fois un regard très différent sur le monde que ce livre incite à avoir. Il place le lecteur dans le point de vue de personnages très atypiques, jamais clairement caractérisés – ce que je comprends mais aussi reproche, car cela rend la lecture touffue et peu accessible. Il s’agit même du premier roman que je lis, dans lequel est employé le pronom « iel » (écriture inclusive), pour désigner tout enfant, quel que soit son genre sur certains ponts, entre autres. L’incivilité des fantômes devient un roman quasiment expérimental, dont la lecture est compliquée. On ne peut lui reprocher de vouloir mener de front plusieurs critiques sur l’injustice, la discrimination vis à vis des ethnies, du genre, de la sexualité, sur l’oppression entre classes sociales, entre riches et puissants. C’est même un combat assez courant dans la science-fiction, un cadre d’ailleurs assez bien posé, même si je n’ai pas tout saisi du contexte scientifique. Mais c’est aussi un roman, à mes yeux, pas très accessible et peut-être inutilement compliqué par moments ; preuve en est que je ne me suis guère attachée aux personnages.

 

Pour les autres lectures du mois, faisons un détour par une histoire rurale et un roman de feel-good non niais… J’ai également parlé plus en détail dans un article précédent de Nos4a2 de Joe Hill, un roman fantastique et horrifique, anti-conte de Noël vampirique.

Une bête au paradis – Cécile Coulon

Dans une ferme « Le Paradis » près d’un village, on trouve Emilienne, une grand-mère qui élève Blanche, sa petite-fille, et aussi son petit-fils. Se joint à ce duo Gabriel, qu’elle recueille, lui permettant de travailler à la ferme. Les enfants grandissent, le petit-fils, trop sensible, se détourne de la ferme pendant que Blanche en devient maîtresse, aidée de Gabriel dans les tâches quotidiennes. Blanche tombe alors amoureuse d’Alexandre, mais celui-ci préférera se tourner vers les études, vers la grande ville, poussé par l’ambition.

C’était le premier roman que je lisais de Cécile Coulon, auteure française. Je lui ai trouvé un style agréable et finement travaillé, parfois dur, parfois brut, qui retranscrit fidèlement le quotidien de la ferme, les émotions des personnages, avec de belles tournures de phrases, passant de la douceur à la fureur parfois. Une ambivalence parfaitement reflétée par le titre, dont je ne dévoilerais pas qui est le monstre, d’ailleurs. Mais au-delà de ce style, je ne peux que constater que les personnages ne m’ont guère marquée (même si certaines révélations et certains choix surprennent à la lecture), et que l’histoire ne m’a pas non plus énormément passionnée. C’est cruel, c’est beau parfois, dans un récit figé un peu dans l’intemporel, comme un conte, mais je n’y aurais tout simplement pas adhéré plus que ça.

Feel Good – Thomas Gunzig

Dans Feel Good, Alice est licenciée de son travail après des années de bons services. Mais elle n’a pas grand-chose pour finir le mois, surtout qu’elle n’est pas seule, mais avec son jeune fils. Prise par la précarité et les calculs incessants pour survivre, elle décide alors d’enlever un enfant à la crèche et de demander une rançon. Sauf que personne ne revendique l’enfant, et que la personne à qui elle a réclamé l’argent, Tom, est un petit écrivain ni connu ni inconnu, dont la femme vient de le quitter, et qui n’a aucun lien avec cette enfant sortie de nulle part. Cela va donner une autre idée à Alice : faire un braquage sans violence, sans arme, sans victime…

Thomas Gunzig, avec ce roman, a prouvé qu’il était possible d’écrire du feel-good qui ne soit ni niais, ni empli de clichés, ni bisounours dans l’âme. La précarité d’Alice est réelle et poignante, la poussant à des mesures désespérées pour arriver à simplement vivre avec son fils. Le quotidien de Tom, plus enviable financièrement, fleure bon le désespoir tout de même, avec cet écrivain qui n’a jamais percé et qui n’est peut-être pas fait pour écrire, finalement. Ce sont deux portraits de personnes presque ordinaires, mais justement attachantes et poignantes, que l’auteur parvient à décrire avec un mélange de satire et d’humour, parfois du cynisme. L’histoire aurait pu être plombante et déprimante, mais elle est finement orchestrée entre les péripéties, l’ironie (surtout vu le côté autobiographique de Tom pour Gunzig), les rencontres entre les personnages, cette manière d’amener l’empathie et la bienveillance, tout en parlant de sujets quotidiens, de thèmes de société très actuels. Forcément, vu le titre, le roman finira bien. Mais il est diablement bien écrit, avec des personnages travaillés et en profondeur, avec lesquels on accroche d’une façon ou d’une autre, dont on se moque parfois (avec eux-mêmes), et pour qui on souhaite voir l’histoire bien se terminer. Pas de clichés cul cul la praline ou à l’eau de rose ici, pas de mièvrerie trop souvent présente dans le genre feel good. Mais un roman qui porte bien son nom, consistant, qui fait sourire à plusieurs reprises, et qui cependant ne s’épargne pas quelques critiques sociales bien senties.

Petit oubli de dernière minute : j’ai également lu Ici n’est plus ici, de Tommy Orange, un roman choral, explorant les facettes et le quotidien contemporain des Amérindiens à travers plusieurs personnages, chacun se préparant, pour diverses raisons, à assister à une de leurs fêtes traditionnelles. C’est un roman qui en apprend beaucoup sur leurs conditions de vie – le plus souvent précaires et miséreuses – aujourd’hui en Amérique, qui montre aussi la civilisation de ce peuple, son exclusion vis à vis des autres Américains. Malheureusement, même si j’étais prévenue de la concentration nécessaire pour lire ce livre, il y avait trop de personnages et pas assez de fil rouge pour me repérer convenablement, pour savoir qui était qui, et ce jusqu’à la moitié du roman. C’est donc une lecture dont je n’ai pas retenu grand-chose, en dépit de ses qualités historiques et de ses engagements.


5 réflexions sur “Lectures d’octobre 2019

  1. Encore une fois, beaucoup de lectures en ce mois d’octobre. Je retiens surtout « Un mariage américain » dont les thématiques pourraient me parler, et « L’incivilité des fantômes », pour ses personnages. Mais à priori, la forme et l’aspect justice sociale trop fouillis ou marqué pourraient aussi ne pas me convaincre.

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    1. Si tu as envie de lire l’un des deux un de ces jours, je te les amènerai bien sûr. Le contexte de justice sociale est beaucoup moins marqué dans Un mariage américain, c’est plus un fond, qu’un vrai fil. Par contre, L’incivilité des fantômes, on sent que ça s’est voulu bien engagé, et ça plombe parfois un peu le récit.

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