Je parle parfois de musique dans ce blog, notamment avec les derniers morceaux qui m’ont marquée. Pour une fois, j’avais envie de parler d’un album en particulier, Matriarch du groupe Shireen, découvert par le hasard de Youtube avec le clip Umai. J’ai fini par me procurer l’album de ce groupe issu des Pays-Bas. Il est composé de Annicke Shireen (la chanteuse principale), de Marijn Sies (tambours et percussions), Hein Bles (basse), Sophie Zaaijer (violon et violoncelle), Guido Bergman (batterie et autres bruits d’ambiance), et enfin Berend De Vries (guitare électrique). Shireen se revendique dans un genre qu’ils ont eux-mêmes nommé, la « witchpop », un mélange de folk, de rock acoustique, de pop et d’électro. Le tout visant à créer une atmosphère énigmatique et une sorte de réalisme magique au travers de la musique.
Le fait est qu’en écoutant Umai pour la première fois, les tonalités et l’ambiance de la chanson m’ont fait penser à un mélange de musique fantasy, de mélodies païennes et de pop électrique. Comme si la musique d’aujourd’hui avait cherché à représenter une légende ou un mythe d’autrefois ! Et quelque part, c’est bien ce que souhaite la chanteuse du groupe, qui écrit les paroles des chansons et se sert du mélange des genres pour donner une musique unique. Elle donne la voix à des mythes celtiques et païens, notamment autour de la terre-mère et des divinités femmes, des légendes entre terre et eau, avec toutes les possibilités de différents styles de musique. Les paroles qu’elle écrit sont à la fois très personnelles, et en même temps avec des thématiques capables de toucher facilement le public : la féminité, le pouvoir de la nature ou encore l’ambivalence des sentiments humains.
Quelle est l’impression générale qui ressort de cet album ? Sans doute d’écouter quelque chose d’original et d’assez unique, par son mélange des genres, et ce côté très assumé de musique celtique, dont les percussions m’ont fait souvent penser aux mélodies fantasy de The Witcher III. On y entend une musique qui aurait pu avoir sa place dans un film épique ou dans un jeu vidéo, mais trop moderne, parfois trop urbaine, pour réellement y demeurer. Les sonorités résolument païennes et celtiques y résonnent, par le violon et les tambours, les percussions, faisant plonger dans le passé, dans un monde où les divinités marchent encore avec les hommes, où la nature est omniprésente et douée de vie, aussi bien le ciel que la terre. Et pourtant, la guitare électrique, les sons d’ambiance urbains, contre-balancent cet effet, rattachant les chansons à notre monde actuel, faisant entrer en conflit présent et passé, dieux et hommes. La voix de Annicke Shireen, tantôt éthérée et aérienne, tantôt dominante et lucide, exprime la voix d’une ou des divinités qui seraient venues sur Terre pour côtoyer et comprendre les humains, avec plus ou moins de succès. Telle est, en tout cas, l’histoire que j’ai interprétée de cet album (et non analysée, c’est une vraie différence !), et suggérée par le personnage sur scène de Shireen, une sorte de déesse dont elle fait elle-même le costume, le maquillage et la coiffure à chaque fois.
Ainsi, en partant de Running from wolves, on évoque trois sœurs filant le fil de la naissance, de la vie et de la mort – figures qu’on reconnaîtra facilement comme les Moires, Nornes ou Parques selon les religions, les trois déesses décidant du destin des hommes autour d’une machine à tisser. Mais ces trois femmes sont emprisonnées dans une tâche répétitive, dont elles décident de s’enfuir, pour découvrir leur futur et leur libre arbitre. Une mélodie intimiste à la guitare acoustique, mêlée de violon puis de sons électriques, exprimant une certaine lassitude, avant de devenir plus puissante et énergique, pour exprimer la volonté d’aller de l’avant.
From fire propose ensuite une atmosphère plus tendue et plus rapide, évoquant par ses paroles vraisemblablement l’amour et la passion, la voix d’une déesse qui découvre la puissance des sentiments humains. Serait-ce un début d’éveil à l’humanité ? Un son harmonieux, qui mêle le côté païen de la mélodie et la voix de la chanteuse, toute en douceur et en force – et qui n’est pas sans évoquer un côté aérien, utilisant de nombreuses images de la nature pour exprimer la puissance de ses émotions.

Après la découverte de sentiments humains, c’est comme si la divinité narratrice considérait que les hommes et les dieux sont faits de la même étoffe : nés du chaos, nés pour créer. Dans Have it so, ils possèdent le bien et le mal en eux, les deux facettes de la même pièce. Même si les dieux ont un devoir de responsabilité, celui de rattraper le chaos parfois laissé par l’homme. Car si au départ les deux sont similaires « you are like me so like me, there is beauty in us », l’homme commet trop vite des erreurs de jeunesse, faisant la paix pour mieux recommencer la guerre. De quoi entraîner, après le début si apaisant et mélodieux de la chanson, harmonieuse entre eux deux, une douleur lasse pour la divinité, une souffrance qui mène jusqu’à vouloir déclarer la guerre. Un revirement, une prise de conscience, illustrée par le passage musical plus rythmé et plus combatif, à la fin de la chanson. « A story of old : fighting humans only make peace to start fighting again. If you would have it so, I will let you go. Le début de la scission, après une harmonie où la divinité promettait à l’homme de le guider.
So human of you est probablement ma chanson favorite de l’album, notamment à cause de son clip, qui met brillamment en scène l’enjeu entre humanité et divinités, avec cette déesse-mère narratrice qui regarde le monde superficiel des humains avec lucidité. Autour d’elle, on reconnaît tantôt des sortes de démons, tantôt un trio de femmes portant des masques de divinités japonaises, ou encore l’une des Moires à sa machine à tisser, tirant les fils de la destinée humaine. Après avoir cru à la ressemblance avec les hommes, c’est la désillusion, un côté amer. « You think it’s all right to be cruel ; it’s so human of you ». Ce n’est plus de la beauté dont l’homme est capable, mais de cruauté, de plaisir à blesser autrui tout en gardant le sourire. Toutefois, ce n’est pas assez pour faire chuter la divinité narratrice « Drag me down to sorrow, take my hand, I’ll drown you with me », repris en chœur de façon obsédante. Une fin, encore une fois, bien plus sombre et presque ensorcelante par rapport au rythme frénétique du reste de la chanson, comme un envoûtement fatal dont seuls les dieux ont le secret.
Bien plus succincte en paroles, God est néanmoins la chanson qui commence à donner sens au titre Matriarch de l’album. La narratrice y demande simplement, dans une atmosphère douce et intimiste, presque plaintive, où est la femme de Dieu, et pourquoi Il a laissé cette société dirigée par les hommes seulement. Pourquoi cette absence de féminité et de compassion qui pourrait contrebalancer la cruauté ? Une chanson qui, de plaintive, se transforme en mélopée bien plus ardente, semblable à une incantation rituelle aux éléments naturels, comme pour trouver cette femme manquante. Dans la même veine, Bright as daylight résonne pleinement de ce côté païen qui hante tout l’album. Il évoque par son rythme et ses accélérations, des danses et des rituels célébrant les cycles de la vie et les générations successives, la puissance surnaturelle qui demeure malgré le temps qui passe, notamment avec l’évocation d’une sorcière. Qui sait, la couronne évoquée est peut-être celle qui passe d’un roi, à une reine, enfin.
Succédant à une chanson effrénée, on passe cette fois à une chanson plus calme, plus douce, Storm, qui évoque l’attente et le besoin d’une tempête purificatrice, qui puisse effacer le monde actuel, pour mieux le voir renaître. Un besoin d’apaisement pleinement exposé par la mélodie au violon, par ce désir de changement suggérée par la voix de Shireen. Une tempête dont on entend les prémices à la fin de la chanson, et qui continue au début de la suivante.
Umai (terme qui désigne de manière générales les Terre-Mères des religions) débute en effet avec cette tempête tant souhaitée pour purifier la cruauté des hommes, d’autant que ceux-ci ne croient guère plus à la religion. Un reproche prononcé par la narratrice, par la Terre nourricière qui leur a pourtant donné les récoltes, la force et la foi, l’eau, le ciel, les éléments pour survivre. Face à cette absence de reconnaissance, elle déclenche alors une tempête, détruisant tout ce qu’elle a donné, condamnant les hommes à mourir dans la boue, puis à attendre un sommeil, un temps réparateur. Un combat entre hommes et divinités, un conflit entre l’absence de croyance et la puissance divine, symbolisée dans le clip par une bataille de la nature contre la technologie, de païens contre une armée au style très cyberpunk. Et cela est une certaine allégorie de la nature qui cherche à reprendre ses droits face à l’urbanité, face aux hommes qui se sont crus plus puissants que les éléments naturels.
Plus froide, plus déterminée dans ses tonalités, plus sèche dans sa mélodie, Game of Wits a un quelque chose qui m’a fait penser à Game of Thrones à la première écoute. Peut-être l’influence du titre et de l’enjeu que cela supposait, cette évocation d’un passé mythique, des jeux d’esprits, et les violons de la musique ? La chanson évoque, après la guerre de la musique précédente, le souhait d’un compromis entre deux peuples, la tentative de conciliation de deux mondes, dans lesquels chacun a eu le cœur brisé. Et contrairement à avant, les dieux n’ont pas le pouvoir, ou ne veulent plus réparer ces blessures si l’homme n’est pas sincère. Alors, au lieu de l’entente, voire la passion d’avant, c’est un jeu d’esprits et de défis, à savoir si l’autre mérite la confiance du premier. Il n’y a plus de promesse d’apaisement, mais un avertissement plus froid et plus distant.
Tiny Boxes débute comme une complainte, un besoin du pouvoir des mots et de la vérité après les déchirures passées. « Don’t give up the good when evil is a part of it ». La chanson semble appeler à remarcher ensemble, même brisé. Et d’ailleurs, la fin de la musique se transforme en un style curieusement électro, presque comme celui qu’on entendrait dans une boîte de nuit, comme si finalement la musique païenne devait se faire moderne pour être enfin comprise des hommes. Des bruits modernes, de voix à la radio ou de sirènes de véhicules, qui se continuent dans Values in blood, avant de revenir aux rythmes de tambour et de percussions plus sauvages et plus proches de la terre, de la nature. Values in blood, c’est l’opposition définitive entre nature et industrie, entre la terre et le béton, mettant en voix la souffrance de la terre face à la corruption du métal et de la fumée, mais aussi des concepts si éloignés des valeurs authentiques : luxure, rancune, consommation. La chanson, avec son mélange des cordes et des percussions, est définitivement un appel au changement, au rappel des valeurs naturelles… un changement beau et terrible qui mettra des milliers d’années à se produire, et que la narratrice ne veut pas voir infligé à sa fille. La fin, avec la voix lancinante et en écho de la chanteuse, est comme un dernier souhait avant de disparaître, ou avant la fin du monde.

En parlant de « fille », est-ce un hasard si Threshold, la dernière chanson, semble empreinte d’une voix plus douce, presque plus jeune, que précédemment ? Pourtant, c’est la même chanteuse, mais on y sent quelque chose de plus apaisé, de plus serein, de plus juvénile. Comme si c’était la fille évoquée juste avant, qui parlait cette fois, complétant cette matriarchie dont parle l’album, ayant tiré la sagesse et la paix de la violence et des oppositions musicales passées. « I am all that I am » : je suis tout ce que je serai jamais. La chanson finale, qui conclut l’album, est encore un retour aux valeurs antiques et héroïques, imaginant la dernière nuit d’une âme, sombre, mais emplie de devoir, d’amour, de pardon, de sacrifice. Le futur doit renaître avec le meilleur du passé, avec un cœur plus pur, assumant qui il est devant un jugement divin, pour un renouveau prometteur.
Au final, c’est tout un univers parsemé de mythologie et de réalisme que propose Matriarch. Il mêle légendes et urbanité, hommes et dieux, pour évoquer leurs sentiments, pas si différents les uns des autres. Si on ne peut ignorer le message féministe suggéré par le titre même de l’album, il parle aussi beaucoup de la nature, des éléments naturels qui deviennent trop ignorés et méprisés par la civilisation, à l’heure actuelle, au risque qu’ils se retournent contre l’homme. C’est aussi un regard différent, divin, sur la condition humaine, tantôt fasciné, tantôt blasé. Si parfois, il me semble que cette musique manque encore un peu d’éclatement, de choc musical encore plus fort avec un côté plus rock, elle dépayse totalement, en nous emportant dans ses musiques à la fois sauvages et éthérées. Je ne regrette donc pas d’avoir cédé aux mélodies celtiques qui hantent l’album, qui projettent dans un passé mythologique lointain, tout en étant capable de résonances contemporaines. Et j’espère que ce voyage vous plaira tout autant !
J’ai écouté quelques passages. Cela semble original. Bravo pour cette analyse d’album, même si tu as dit que ça n’en était pas une. 😉
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C’est surtout que je me suis basée sur les paroles davantage que la musique, qui est elle bien plus difficile à décortiquer sans avoir de vrai savoir musical ! Merci en tout cas 😁
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Superbe découverte ! Tu me donnes bien envie d’en savoir plus sur ce groupe !
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C’est un plaisir ! Merci ! 😊
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