La communauté des esprits, Philip Pullman | Entre imagination et raison

Je l’ai souvent dit, mais la trilogie A la croisée des mondes fait partie des piliers de mon enfance avec Harry Potter et le Seigneur des Anneaux. Quand La Belle Sauvage, premier tome de la Trilogie de la Poussière, est enfin sorti, j’ai mis un an avant de le lire tant j’appréhendais de revenir dans le monde de Philip Pullman. Drôle de sensation que de repousser une lecture, un film, de peur de ne pas l’apprécier à sa juste valeur, d’avoir trop grandi pour s’y retrouver, tant il compte pour nous. Curieusement, c’est un peu de ce sentiment dont parle La communauté des esprits, deuxième tome de la seconde trilogie, et que cette fois, j’ai lu directement après sa sortie, au début de ce mois d’octobre 2020, le faisant aussi suivre de Serpentine, nouvelle écrite dans cet univers.

Par précaution envers ceux qui découvrent l’univers grâce à la série – dont la saison 2 est prévue pour mi-novembre – j’éviterai de spoiler les événements de la première trilogie même s’ils auraient pu approfondir cette lecture de La communauté des esprits, et parlerai des thématiques de ce roman mais pas tellement de l’intrigue.

Embarquer dans un nouveau périple, des années après

Petit point chronologique : La Belle sauvage se déroulait peu après la naissance de Lyra, l’héroïne d’A la croisée des mondes. La communauté des esprits, lui, propose un bond de quasiment vingt ans en avant, environ l’âge de Lyra, la plaçant donc sept ans après les événements du Miroir d’ambre. Serpentine se déroule au moins un an avant La communauté des esprits.

C’est presque une tradition dans les romans de Pullman : toute histoire commence par un meurtre. Ici, c’est Pan qui assiste à un assassinat, et qui vient en aide au daemon mourant de la victime pour récupérer leurs affaires. Lyra, d’abord réticente au fait de débuter une enquête, s’y retrouve obligée par la force des choses. Étudiante à Saint Sophia et vivant toujours à Jordan College, elle réalise alors que cet événement est loin d’être anodin. Le Magisterium est toujours présent et s’infiltre à Jordan College même ; ses agents fourmillent à Oxford et dans de nombreux pays du monde, montrant la volonté toujours tenace d’un régime autoritaire prompt à contrôler la vie des gens. En face d’eux, seule l’Oakley Street, une société secrète introduite dans La Belle Sauvage, se dresse tant bien que mal.

Mais le meurtre ou la présence du Magisterium ne sont pas les seuls problèmes de Lyra et Pan. Ceux-ci avaient déjà été éprouvés par les événements survenus dans le Miroir d’Ambre. Depuis des mois maintenant, la jeune femme ne s’entend plus avec son daemon, obsédée par deux ouvrages philosophiques prônant la raison, le scepticisme et le refus du surnaturel, daemons inclus. Quand les événements prennent une tournure plus sombre, le duo embarque dans un voyage long et dangereux, vers un désert hanté d’Asie orientale où existerait une ville uniquement peuplée de daemons…

La solitude lui pesait horriblement. Elle avait l’impression que sa vie était entrée en hibernation : une partie d’elle-même dormait et rêvait l’autre moitié de son existence. Elle s’abandonnait à la passivité, acceptant tout ce qui lui arrivait.

La communauté des esprits se limite au monde de Lyra uniquement pour cette nouvelle trilogie. Mais c’est suffisant, quand on constate que Pullman se permet d’approfondir cet univers aux accents steampunk. Car le roman ne se cantonne pas à Oxford, mais traverse l’Europe de l’est pour aller jusqu’en Moscovie, passant par Prague et Bud-Pesth, offrant un sacré voyage dans le monde de Lyra, semblable aux nôtre et pourtant décalé sur bien des points. Lyra n’est plus non plus la seule protagoniste : le récit passe par les points de vue de Pan, de Malcolm, le héros de La Belle Sauvage, et se permet même d’offrir la vision des membres du Magisterium. Car l’autorité oppressive présente dans le monde de Lyra n’a pas perdu de ses forces depuis sept ans, au contraire. Tous ces éléments permettent de découvrir des villes, des visions, d’autres personnages, dans un monde victorien toujours fascinant et dont les détails évoqués ici et là permettent la cohérence du récit.

Entre philosophies et métaphores

On aurait pu croire la menace du Magisterium effacée suite aux événements du Miroir d’ambre. D’une certaine façon, sa présence est encore plus omniprésente dans La communauté des esprits. L’influence du Magisterium, dont les branches sont aussi complexes que celles de l’Église, se fait ressentir tant dans l’Oxford de Lyra où les lois établies sont peu à peu abolies, que dans les autres villes que la jeune femme est amenée à traverser, par la présence de policiers ou de militaires. Se retrouver par moments au cœur même des cercles d’influence politique et religieux du Magisterium renforce cette impression, démontrant leur volonté de contrôle total sur la population et sur le monde. Parmi les figures présentées, certaines sont rendues plus humaines, plus nuancées car la narration permet de comprendre les motivations des antagonistes, leur offre même un passé et un caractère parfois ambigu. Mais il n’en demeure pas moins que ce Magisterium, comme dans A la croisée des mondes, demeure une violente critique de l’auteur envers l’extrémisme religieux et le totalitarisme, une métaphore de ces aspects de notre propre monde. En filigrane, on trouve d’autres thématiques reliées, comme l’exclusion d’une certaine classe sociale ou l’immigration.

Une carte du monde de Lyra issue du film de 2007.

La philosophie garde également une place de choix au sein du roman. Qu’est-ce que la Poussière ? Qu’est-ce qu’un daemon ? Qu’est-ce que la communauté des esprits, terme représentant les fées, démons et êtres surnaturels du monde de Lyra ? Qu’est-ce qui lie un humain et son daemon ? A travers ces questions auxquelles on pouvait trouver une forme de réponse dans Le Miroir d’ambre, Pullman continue ces interrogations, en les mêlant habilement aux pensées d’une Lyra adulte se questionnant sur le monde. Car le cœur du roman, c’est bien sa relation avec Pan, de plus en plus dégradée et hostile. Dans A la croisée des mondes, on n’imaginait même pas qu’un humain et son daemon, l’un étant une partie de l’autre, puissent réellement se disputer ou être en froid. Et durant le roman, c’est le cœur serré qu’on assiste à l’indifférence entre les deux personnages, à leurs disputes, loin de l’amour et de la complicité dont on se souvenait, jusqu’à un violent moment de rupture entre eux deux.

Car Lyra a bien grandi et les événements vécus sept ans auparavant sont bien loin, la faisant parfois même douter de ses aventures. Plus que tout, la jeune femme est influencée par deux ouvrages philosophiques niant l’existence des démons, de l’imagination, de la rêverie. Et c’est là que Pullman nous fait ressentir quelque chose de très fort : il parle tout à la fois des lecteurs et de Lyra en même temps, en confrontant la vision d’une adulte devenue pessimiste et réaliste, à celui d’une enfant qui autrefois mentait, s’émerveillait, qui prônait l’audace et l’imagination. Une manière de nous parler à nous aussi, lecteurs, qui avons grandi depuis la première trilogie et qui voyons le monde avec un regard plus mature. La nostalgie de Lyra envers le passé, c’est la nôtre envers une lecture d’enfance marquante, l’impossibilité de se défaire du passé tout ayant conscience des années écoulées, que l’âge adulte est arrivé, et que nous perdons peu à peu notre âme d’enfant dans un monde plus terre à terre. Lyra n’est plus tout à fait la même, car la vie l’a durement marquée : de quoi rendre cette nouvelle vision d’elle poignante, de lui reprocher, comme Pan le fait, son manque d’imagination et d’émerveillement, d’avoir perdu cette vivacité qui la rendait si attachante.

Had reason ever created a poem, or a symphony, or a painting ? If rationality can’t see things like the secret commonwealth, it’s because rationality’s vision is limited. The secret commonwealth is there. We can’t see it with rationality any more than we can weigh something with a microscope : it’s the wrong sort of instrument. We need to imagine as well as measure…

Dans cette métaphore s’en mêle aussi une autre : le passage à l’âge adulte, avec des désaccords avec ses propres valeurs jusque-là établies, la quête de sa manière de voir le monde. Lyra et Pan, les deux moitiés d’un même être, se disputent en grandissant, évoquent comment on peut parfois être en contradiction avec soi-même, partagé entre diverses époques, diverses version de soi, en étant incapable de se retrouver à un moment donné, de se souvenir de qui l’on est dans des contextes difficiles et parfois dépressifs. Si dans A la croisée des mondes, on avait au cœur de la trilogie la réécriture du Paradis Perdu de Milton, ici ce sont les mots de William Blake qui nous guident, montrant que la raison ne peut uniquement suffire si l’on veut vivre pleinement, et que l’imagination a une place toute aussi importante – si ce n’est davantage.

Une madeleine de Proust

Pour la première fois depuis des mois, j’ai l’impression de m’être vraiment posée pour lire La communauté des esprits, d’avoir lu tranquillement les chapitres pour mieux savourer le récit. Il faut dire que je l’attendais depuis des années, ce livre. Et dès les premières pages, je n’ai pas été déçue, car retrouver Lyra et Pan était une sensation grisante et nostalgique, une vraie madeleine de Proust, comme si je retrouvais un univers familier que j’avais quitté la veille. Soyons honnêtes, il faudra attendre le troisième tome pour juger entièrement de cette trilogie, qui aussi intéressante et différente soit-elle, n’a pas le même souffle que la première. Mais il est passionnant de voir comment les personnages ont évolué, de voir comment Pullman reparle de thématiques qui lui sont chères tout en abordant de nouvelles qui continuent à parler à ses lecteurs d’il y a plus de quinze ans. De voir comment il réintroduit ou approfondit des personnages, utilise un folklore fantastique anglais tantôt féerique, tantôt effrayant, fait des clins d’oeil ici et là, y compris par le biais de Serpentine, nouvelle qui préfigure déjà les thèmes centraux de La communauté des esprits.

Illustration anglaise de The Secret Commonwealth par Chris Wormwell

Il est simplement magique, aussi, de voir comment le roman parle encore et toujours de l’imagination, de la capacité de l’être humain à rêver et à se surpasser, tout en abordant des sujets et des scènes dures. D’ailleurs, La communauté des esprits est clairement pour un public plus mature que celui de la première trilogie. Un peu comment si l’auteur passait moins par la prudence de déguiser son livre pour adultes en livre pour enfants, comme on le disait ironiquement de la première trilogie. Et pour ma part, j’ai simplement adoré retrouver Lyra et son univers, de la voir penser avec émotion à certains personnages de la première trilogie, de la voir évoluer d’une façon différente de ce à quoi on s’attendait, ce qui était un pari risqué. La communauté des esprits est peut-être quelque chose dont on a diablement besoin en ce moment : une revendication que l’art, l’imagination, l’émerveillement, le cœur, ont encore leur place au sein d’un univers de plus en plus contrôlé, et dans des vies qui n’ont pas à être gouvernées uniquement par la raison et l’ennui.


11 réflexions sur “La communauté des esprits, Philip Pullman | Entre imagination et raison

  1. J’étais un peu méfiante envers La Belle Sauvage aussi, mais là tu viens de me convaincre de m’y plonger. Je suis vraiment intriguée par cette Communauté des Esprits, ça me fera probablement du bien de m’entourer de cet univers une fois de plus ❤

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    1. La Belle Sauvage est un peu plus long dans l’introduction et a forcément moins de charme car on n’a pas vraiment nos personnages déjà connus en héros, cependant il est plaisant à lire et on retrouve bien l’univers de Pullman. Mais oui, la Communauté des esprits, c’est vraiment une lecture madeleine de Proust, ça ne peut que faire du bien, ça m’en a fait en tout cas !

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  2. Mes connaissances de la saga se limitent au premier roman, au vieux film et à la saison 1 de la série, mais j’ai quand même lu cette critique. Ça doit être intéressant de retrouver, des années après, une héroïne d’enfance devenue adulte.

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    1. Oui, et pas de la façon qu’on l’imaginait… Le personnage a vraiment grandi avec nous d’une certaine manière, avec ce deuxième tome. C’est intéressant comme Pullman s’en est servi pour élaborer de nouvelles thématiques.

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    1. Le premier volume te paraîtra sans doute un peu long et dénué de saveur par rapport à la trilogie originale, parce qu’on ne retrouve pas directement les personnages de la première trilogie. Néanmoins, il a des aspects et des aventures très intéressantes… et la Communauté des esprits, tu auras l’impression de retourner chez toi, dans un univers adoré, vraiment !

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