Cela fait bien longtemps que je n’avais pas replongé dans les textes de Victor Hugo. Je pense que les derniers livres que j’ai lus de lui était une succession de pièces de théâtre, de Ruy Blas à Lucrèce Borgia, auxquels il m’a été un peu plus difficile d’adhérer que ses romans. Et quelque part, j’étais presque sûre que j’allais avoir un peu de mal à entrer dans La fin de Satan, pour l’aspect poétique que j’appréhende toujours un peu, et par crainte de manquer le sens du poème par manque de références historiques ou littéraires.
Eh bien, j’avais tort, et j’aurais juste dû me fier à l’affection profonde que je porte au style de Hugo et au fait que La fin de Satan m’intriguait depuis longtemps. Ce poème épique réécrit une vision poétique, spirituelle, religieuse, de la chute de l’archange Lucifer depuis le Paradis, des récits et personnages bibliques (Noé, Jésus-Christ, Lilith, Pilate, Nemrod, et bien d’autres), en la mêlant en écho avec l’époque contemporaine de l’auteur, avec quelques références ici et là (Napoléon, l’allégorie de l’Ange Liberté, Torquemada…). Le poème est inachevé et aurait dû également se terminer avec une partie consacrée à la prise de la Bastille. Alors, oui, il faut tout de même avoir en tête une certaine dose de références pour bien saisir le poème, même si les notes du livre aident. Mais cela n’empêche pas de se laisser porter par un lyrisme toujours éclatant et lumineux, par des mots aussi poétiques que frappants.
Or, près des cieux, au bord du gouffre où rien ne change
Une plume échappée à l’aile de l’archange
Était restée, et pure et blanche, frissonnait.L’ange au front de qui l’aube éblouissante naît
La vit, la prit, et dit, l’œil sur le ciel sublime :
— Seigneur, faut-il qu’elle aille, elle aussi, dans l’abîme ?
Il leva la main, Lui par la vie absorbé,
Et dit : — Ne jetez pas ce qui n’est pas tombé. (Hors de la terre I)
Il est toujours bien difficile de décrire le ressenti de lecture d’un poème. C’est le style si particulier de Hugo qui guide et qui porte, offrant de magnifiques visions à la lecture, des mots qui restent en tête, une beauté de l’esprit, simplement, en voyant comment il a composé ses mots, choisi ses termes. Revisiter l’histoire et les personnages bibliques devient aussi fascinant qu’intrigant. Tout au long du poème, on revoit tout son art pour composer des antagonistes sublimes, du Nemrod insensible et cruel à Satan tourmenté et complexe, dans la plus belle figure du romantisme qui soit. On perçoit toute la lumière dont il fait preuve pour parler de la pureté et de la bonté de Jésus. Bien des passages rappellent, dans le caractère, dans les mots, dans l’anankè qui pèse sur le cœur humain, toute la complexité, les contradictions et les archétypes de bien d’autres de ses personnages : Valjean, Barkilphedro, Frollo… Et c’était un véritable plaisir de retrouver cette manière unique de dresser le portrait de ses personnages, dans un absolu qui n’appartient qu’à eux.

Puisque le vrai, le pur, le saint, le bon, le beau,
Est là sur ce poteau, tout est dit, rien n’existe.
L’homme est dorénavant abominable et triste,
Cette croix va couvrir d’échafauds les sommets ;
Ce monde est de la proie ; il aura désormais
L’obscurité pour loi, pour juge l’ignorance ;
Vaincre sera pour lui la seule différence ;
La mise en liberté des monstres lui convient ;
Cette bête, la Nuit scélérate, le tient.
Le mal ne serait pas s’il n’avait pas une âme ; (Ténèbres, Le Gibet)
Alors, même si je connaissais déjà globalement les récits autour de la chute de Lucifer, Jésus-Christ, ou certains personnages comme Lilith ou Noé, de bien plus loin, j’ai apprécié de voir sa vision de ces histoires bibliques sous sa plume, de constater comment il les réinterprétait à la fois en restant fidèle aux textes d’origine, tout en créant ses propres allégories, références et métaphores. Le passage consacré à Barrabas en devient émouvant, pour ce criminel qui revit alors que Jésus est mort ; j’ai revu l’indifférence et la cruauté de Pilate et Caïphe, j’ai été touchée par la redécouverte du discours d’amour de Jésus, et les mots de l’ange Liberté, à la fin, qui permettent à Satan d’obtenir le pardon (de Dieu, et aussi le sien propre, en quelque sorte), et d’aller de l’avant.
Si je ne l’aimais point, je ne souffrirais pas.
Laissez-moi remonter, gouffres ! — Non, pas à pas,
Je descends, je m’enfonce, à chaque effort je glisse
Plus avant. Le malheur de la nuit, son supplice,
C’est d’adorer le jour et de rester la nuit. (Hors de la terre III)
C’est évidemment Satan qui reste la figure centrale du poème, tel qu’il a été composé. C’est lui qui offre les paroles les plus passionnées et les plus flamboyantes, témoignant à sa manière de toute la complexité de l’humanité et des sentiments, de cet Anankè (nécessité, fatalité) intérieure qui mène chacun à son destin, parce que son cœur est ce qu’il est. C’est lui qui montre les sentiments les plus sombres, en exil dans un vide où rien ne le soulage et où tout lui est refusé, en compagnie d’une Lilith-Isis incarnant l’âme noire du monde, la Fatalité. Il est héritier d’un romantisme emblématique par la violence et la contradiction de personnage, d’une noirceur sublime aspirant à la lumière, et un écho à tous ces antagonistes créés par Victor Hugo auxquels « il n’aura manqué que d’être heureux pour être bon ». Impossible de ne pas aussi penser à cette fameuse citation : « Les méchants envient et haïssent ; c’est leur manière d’admirer. » Et impossible de ne pas songer aussi comment cela doit être aussi le cas, en réalité, pour que les sentiments tournent au négatif chez quelqu’un, transformant ce qui était bon en cette haine envieuse envers les autres, qui devient ensuite une détestation de soi-même toujours plus croissante.

Ici la tombe, là le chaos ; sur ma tête
La noirceur, sous mes pieds la chute ; où je m’arrête,
La profondeur s’écroule, et tout est vide ; eh bien,
Tous ces gouffres mêlés sur moi ne seraient rien
Si je pouvais donner le change à ma pensée,
Moi-même m’enivrer de ma fureur versée,
Et me persuader que je hais ;Ce n’est pas de la crypte stupide et sourde du trépas,
Ce n’est pas du cachot, du puits, de la géhenne,
Ce n’est pas du verrou, ce n’est pas de la chaîne,
C’est de son propre cœur qu’on est le prisonnier.
Haïr délivre. (Hors de la terre III)
La Fin de Satan, malgré son côté imposant, m’a offert un beau voyage poétique auquel je ne m’attendais pas, pendant toute une journée. J’ai été séduite par sa manière de ré-imaginer et réécrire des épisodes de la Bible, de faire revoir bien des personnages, mais surtout charmée par sa poésie si soigneusement écrite. Par l’écho et la beauté des mots, par le plaisir de retrouver le style d’Hugo dans une envolée aussi lyrique qu’épique, entraînant à chaque fois mon esprit dans des visions fantastiques et poétiques avec le même souffle. Et de lire des passages à voix haute, tant c’est simplement beau. Surtout, malgré tous les épisodes sombres et les exaltations sombres que le poème relate, il en ressort une magnifique lumière à la fin, à l’instar des Misérables, avec cette volonté de toujours aller de l’avant, dans l’espoir d’un meilleur et de l’humanité du genre humain, capable du pire, mais aussi de bien. Un éclat qui n’est pas négligeable par les temps qui courent.
« Ton empoisonnement du monde a commencé
« Par toi-même, ô géant d’un combat insensé.
« Le mal ne fait pas peur à Dieu ; Dieu se courrouce,
« Et frappe. Tu croyais que la vengeance est douce ;
« Elle est amère. Hélas ! le crime est châtiment.
« La croissance du mal augmente ton tourment ;
« Le mal qu’on fait souffrir s’ajoute au mal qu’on souffre ;
« Ta lave au fond des nuits sur toi retombe en soufre ;
« Et toi-même on t’entend par moments l’avouer. (Hors de la terre III)
Ce n’est peut-être pas facile de parler d’un texte poétique, mais tu t’en sors plus que bien : tu transmets parfaitement ce qui t’a touchée, intéressée, passionnée dans ce livre. Et tu transmets l’envie de le lire. J’ai encore des romans de Hugo à lire avant, mais je ne dédaignerai pas ce texte-là par la suite. Merci pour la découverte, car je n’avais même jamais entendu ce titre.
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Alors le but de l’article est atteint ! ^^Ce n’est clairement pas vers La Fin de Satan que l’on va pour découvrir Hugo, mais il a un tel style, qu’on ne peut qu’aimer et admirer avec ce poème inachevé… J’espère que les prochains romans de Hugo te plairont tout autant !
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Je l’espère aussi ! Je voulais lire L’homme qui rit cet été, mais entre un rythme au ralenti et d’autres pavés, c’est loupé. Mais ce n’est que partie remise !
Par contre, j’ai ses pièces de théâtre chez moi et j’espère qu’elles me séduiront plus que toi !
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Les pavés nous ralentissent toujours. Mais ils nous attendent, c’est toujours le réconfort ^^
Pour les pièces de théâtre, je pense qu’elles te séduiront ! J’étais dans un moment où je n’avais pas envie de théâtre spécialement, mais je les avais sous la main alors j’en avais profité. C’est juste qu’elles s’inscrivent moins dans ma mémoire que les romans.
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Oui, ils me durent souvent un certain temps, mais j’aime quand même beaucoup les pavés et l’immersion qu’ils proposent. J’adore savoir plein de choses des protagonistes, les développements détaillés, etc., donc les pavés me conviennent parfaitement une fois trouvé le temps de se plonger dedans !
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