L’Homme qui rit, donc. Par où commencer ? Ce livre a fait pleurer une amie, et j’avoue que la fin m’a mis les larmes aux yeux. Se passant au début du XIXe siècle, l’histoire n’est autre que le destin mêlé de différents personnages, pauvres et nobles, tels qu’Hugo nous a habitués à découvrir, je dirais. Mêlant encore une fois une histoire toute romanesque, plus fantasque, plus surréaliste encore que Notre-Dame, tout en gardant ce côté politique qu’on retrouve dans les Miz. Au début nous sommes avec Ursus, une sorte de saltimbanque, de marchand en roulotte qui erre d’une contrée à l’autre, avec pour seul compagnon son loup domestique, Homo (les noms étant donnés de manière justifiée, c’est Ursus lui-même qui les a inversés.) Puis on a aussi Gwynplaine, un enfant de dix ans, abandonné par les comprachicos (des bohémiens qui enlèvent moyennant finance des personnalités importantes et en font ce qu’ils veulent, du moment que lesdites personnes soient à jamais méconnaissables pour les autres, loin de leur milieu d’origine), qui recueille Dea, une fillette dont la mère vient de mourir. Tous deux trouvent refuge chez Ursus, qui malgré son aspect de gros ours misanthrope (^^) a un grand coeur. Les années passent, passent…Et outre ces personnages, on trouve une intrigue dans la noblesse : la reine jalouse sa soeur Josiane, bien plus belle qu’elle, tandis que celle-ci rêve d’être reine et se prédestine au mariage avec un certain David…et ces trois personnages choisissent comme conseiller Barkilphedro, être plutôt fourbe, qui ne cherche que son intérêt propre.
Comme ce résumé semble fade, et comme il est difficile de décrire ce roman ! L’atmosphère m’a happée dès le début, et je n’ai pas pu en sortir avant quelques jours. Je ne vous dis pas le nombre de passages que j’ai surlignés en marge ! Pour moi, L’Homme qui rit est le troisième roman, ce troisième roman tout empreint de force chez Hugo, à côté de Notre-Dame de Paris et des Misérables. Je ne cesse de me demander comment cet auteur est parvenu à donner une telle consistance et une telle aura à des personnages qui nous hantent encore longtemps après qu’on ait tourné la dernière page. Gwynplaine, Dea, Ursus, Barkilphedro, le glacial et terrifiant Wapentake, Josiane, sont entrés aux côtés de Frollo, Esmeralda, Valjean, Javert, aux côtés de ces personnages étrangement sublimes et charismatiques, qui ont subi nombre d’infortunes, et qui n’en deviennent que plus admirables, fascinants, jusqu’à la toute fin.
Vous me direz…pourquoi L’Homme qui rit ? Au début, j’ai cru que cela désignait Ursus, mais non : c’est Gwynplaine. Et la façon dont ce terme lui est donné, cette façon de le découvrir, est terriblement poignante et crève-coeur. Gwynplaine, nom étrange aux sonorités inhabituelles, pour un personnage qui ne l’est pas moins. Car les comprachicos font de leurs prisonniers ce qu’ils veulent : et pour qu’on ne reconnaisse plus ces pauvres victimes, ils les défigurent, ou plutôt les sculptent. Si Gwynplaine est l’homme qui rit, c’est par son visage : son visage où est gravé, pour toujours, un éternel rire dont il ne pourra jamais se défaire, et qui condamne les autres à rire en le voyant, irrésistiblement. Quant à Dea…
Son regard, en se relevant, rencontra le visage du garçon réveillé qui l’écoutait, Ursus l’interpella brusquement:
-Qu’as-tu à rire?
Le garçon [Gwynplaine] répondit:
-Je ne ris pas.
Ursus eut une sorte de secousse, l’examina fixement et en silence pendant quelques instants, et dit:
-Alors tu es terrible.
L’intérieur de la cahute dans la nuit était si peu éclair qu’Ursus n’avait pas encore vu la face du garçon. Le grand jour la lui montrait.
Il posa les deux paumes de ses mains sur les deux épaules de l’enfant, considéra encore avec une attention de plus en plus poignante son visage, et lui cria:
-Ne ris donc plus!
-Je ne ris pas, dit l’enfant.
Ursus eut un tremblement de la tête aux pieds.
-Tu ris, te dis-je.
Puis secouant l’enfant avec une étreinte qui était de la fureur si elle n’était de la pitié, il lui demanda violemment:
-Qui est-ce qui t’a fait cela?
L’enfant répondit:
-Je ne sais ce que vous voulez dire.
Ursus reprit:
-Depuis quand as-tu ce rire?
-J’ai toujours été ainsi, dit l’enfant.
Ursus se tourna vers le coffre en disant à demi-voix:
-Je croyais que ce travail-là ne se faisait plus.
[…] En ce moment le soleil se levait. Il était à fleur de l’horizon. Son rayon rouge entrait par la vitre et frappait de face le visage de la petite fille [Dea] tourné vers lui. Les prunelles de l’enfant fixées sur le soleil réfléchissaient comme deux miroirs cette rondeur pourpre. Les prunelles restaient immobiles, les paupières aussi.
-Tiens, dit Ursus, elle est aveugle.(Première partie, La mer et la nuit, Livre troisième : L’enfant dans l’ombre. Chapitre VI, Le Réveil.)
Hugo pose à nouveau ses thèmes favoris : l’éternel combat politique, l’éternelle vanité de la noblesse, la misère des hommes, les profonds troubles de l’âme humaine, et par-dessus-tout, cette variation qui hante toute son oeuvre, le grotesque mêlé au sublime. Gwynplaine est Quasimodo sans l’être, il est Frollo, il est Marius, il est Gauvain ; Dea est une Esmeralda mêlée à Valjean ; Ursus est un Valjean resté entre la lumière et le gris ; Josiane oscille entre Fleur-de-Lys, peut-être, et Esmeralda ; Barkilphedro fait penser à Thénardier, le Wapentake à Javert. Gwynplaine et Dea, particulièrement, du fait du sourire immuable de l’un, de l’obscurité aveugle de l’autre, sont des personnages tels qu’ils ne pourront plus jamais être écrits aujourd’hui en littérature, à mes yeux. Des absolus, encore une fois, mais surtout des êtres sublimes, sublimes d’humanité, fantastiques, et pourtant cohérents et touchants. L’un est mutilé à vie, ne connaîtra jamais son véritable visage ; l’autre vivra pour toujours dans les ténèbres mais avec la lumière du coeur. Dea, c’est la pureté même, la lumière incarnée ; Gwynplaine, lui, est un humain au visage monstrueux qui se débat avec le mystère de ses origines (qui ne restera pas longtemps un mystère), la pensée d’une vie heureuse, l’obsession de la beauté, et la naissance de son désir. A lui tout seul, il représente sans doute le personnage le plus marquant du roman, le plus contradictoire, le plus torturé par cette humanité dont il est pourtant exclu. Dea est la grâce et la paix incarnées ; Ursus est un de ces personnages rustres et pourtant profonds qu’on ne peut s’empêcher d’aimer ; Josiane, Barkilphedro charment par leur malveillance et leur orgueil ; quand au Wapentake, ses apparitions sont brèves, et je crois même qu’il ne parle pas une seule fois : mais cela ne fait que rendre ce personnage silencieux encore plus glacial et remarquable.
L’Homme qui rit, c’est un mélange de philosophie, de toujours ces réflexions historiques et politiques qui hantent Hugo (ce livre devait être le premier d’une trilogie sur la Révolution française, dont Quatrevingt-Treize aurait été le dernier tome), de ce romanesque si propre à l’auteur. Peinture sociale on ne peut plus marquante par ses personnages, son atmosphère pénétrante, la beauté des mots choisis, des titres de chapitres mêmes. C’est une atmosphère marquée par la mer, par la beauté et la laideur ; une mélancolie étrange et parfois heureuse se dégage du roman. C’est une profonde rêverie, dans laquelle je replongerai bien avant de partir, même si ce sera avec une certaine tristesse. Oserais-je un jour regarder le(s?) film(s) qui en ont été tirés ? Peut-être serait-ce alors, comme pour Partage de Midi, briser la vision idéale que j’ai de cette oeuvre…C’est une merveille, c’est un coup de coeur ; c’est une histoire dont le charme est difficile à rendre, tant il est puissant.
Si la misère humaine pouvait être résumée, elle l’eût été par Gwynplaine et Dea. Ils semblaient être nés chacun dans un compartiment du sépulcre; Gwynplaine dans l’horrible, Dea dans le noir. Leurs existences étaient faites avec des ténèbres d’espèce différente, prises dans les deux côtés formidables de la vie. Ces ténèbres, Dea les avait en elle et Gwynplaine les avait sur lui. Il y avait du fantôme dans Dea et du spectre dans Gwynplaine. Dea était dans le lugubre, et Gwynplaine dans le pire. Il y avait pour Gwynplaine voyant, une possibilité poignante qui n’existait pas pour Dea aveugle, se comparer aux autres hommes. Or, dans une situation comme celle de Gwynplaine, en admettant qu’il cherchât à s’en rendre compte, se comparer, c’était ne plus se comprendre. Avoir, comme Dea, un regard vide d’où le monde est absent, c’est une suprême détresse, moindre pourtant que celle-ci: être sa propre énigme; sentir aussi quelque chose d’absent qui est soi-même; voir l’univers et ne pas se voir. Dea avait un voile, la nuit, et Gwynplaine avait un masque, sa face. Chose inexprimable, c’était avec sa propre chair que Gwynplaine était masqué. Quel était son visage, il l’ignorait. Sa figure était dans l’évanouissement. On avait mis sur lui un faux lui-même. Il avait pour face une disparition. Sa tête vivait et son visage était mort. Il ne se souvenait pas de l’avoir vu. Le genre humain, pour Dea comme pour Gwynplaine, était un fait extérieur; ils en étaient loin; elle était seule, il était seul; l’isolement de Dea était funèbre, elle ne voyait rien; l’isolement de Gwynplaine était sinistre, il voyait tout. Pour Dea, la création ne dépassait point l’ouïe et le toucher; le réel était borné, limité, court, tout de suite perdu; elle n’avait pas d’autre infini que l’ombre. Pour Gwynplaine, vivre, c’était avoir à jamais la foule devant soi et hors de soi. Dea était la proscrite de la lumière; Gwynplaine était le banni de la vie. Certes, c’étaient là deux désespérés. Le fond de la calamité possible était touché. Ils y étaient, lui comme elle. Un observateur qui les eût vus eût senti sa rêverie s’achever en une incommensurable pitié. Que ne devaient-ils pas souffrir? Un décret de malheur pesait visiblement sur ces deux créatures humaines, et jamais la fatalité, autour de deux êtres qui n’avaient rien fait, n’avait mieux arrangé la destinée en torture et la vie en enfer.
Ils étaient dans un paradis.
Ils s’aimaient.(Deuxième partie : Par ordre du roi, Livre deuxième, Gwynplaine et Dea, chapitre II : Dea.)