Sea of Solitude & Gris : deux jeux vidéo pour aborder la résilience

Gris est un jeu vidéo indépendant espagnol du studio Nomada, sorti initialement en décembre 2018 sur PC, Mac et Switch, avant d’être porté en 2019 sur PS4. Sea of Solitude, également jeu indépendant du studio Jo-Mei Games, mais cette fois d’origine allemande, est sorti en juillet 2019 sur PS4, Xbox et PC. Tous deux sont donc issus de pays dont les jeux vidéo ne nous sont pas forcément familiers, et du paysage indépendant. Ayant eu l’occasion de faire Sea of Solitude, puis Gris, il m’a paru difficile de faire l’impasse sur les thématiques et similarités communes de ces deux univers. Chacun traite des sentiments de solitude, de deuil, de dépression ou de dépassement de soi, tout en ayant des partis pris bien différents : c’est l’occasion de les mettre en parallèle et de voir comment ils parviennent à aborder la résilience. (Spoilers ahead)

I. Du parcours initiatique traditionnel au récit autobiographique

1. L’histoire derrière Gris et Sea of Solitude

Bien que tous deux jeux vidéos indépendants, Gris et Sea of Solitude sont nés d’intentions différentes. Gris est la rencontre de Roger Mendoza et Adrian Cuevas, programmeurs d’Ubisoft, avec Conrad Roset, artiste illustrateur, à Barcelone. Les deux premiers souhaitaient expérimenter un jeu indépendant, chose difficile à faire dans un grand studio, tandis que le troisième désirait également tenter quelque chose le changeant du monde de l’illustration. L’idée de départ de Conrad Roset est ainsi un monde en nuances de gris, où un personnage devrait retrouver les couleurs peu à peu.

Sea of Solitude, lui, est né du désir de Cornelia Geppert, sa créatrice, de retracer de façon autobiographique ses propres sentiments de solitude et de dépression, donnant à la cité du jeu l’apparence de sa ville, Berlin. L’équipe dont elle s’entoure enrichit alors Sea of Solitude de leurs propres expériences de la solitude et de leurs histoires. Gris semble plus appartenir à une démarche artistique, visuelle et auditive, avec la présence de Conrad Roset et du groupe pop Berlinist, tout en évoquant des sentiments universels pour le joueur. Sea of Solitude, lui, tient du catharsis pour Cornelia Geppert, en transformant son expérience personnelle, en un jeu pouvant parler à d’autres.

2. Un choix de narration

Gris et Sea of Solitude partagent bien des points communs, comme un personnage féminin principal ou des thèmes musicaux mélancoliques, mais aussi des partis pris distincts. Ainsi, Gris s’empare du parcours initiatique universel : il met en scène une jeune fille, Gris, dont nous ne savons rien, excepté qu’elle est brisée par un traumatisme, en perd sa voix, et doit ensuite la récupérer au terme d’une longue quête. En faisant de son héroïne un personnage silencieux, le jeu impose une musique qui ne laisse que le piano et l’orgue exprimer les émotions et les péripéties. Gris nous invite donc à une compréhension muette de son univers et de l’avancée du personnage : que cherche-t-elle exactement ? Quel est son traumatisme ? Que symbolisent les ennemis et éléments sur sa route ? Le jeu incite à l’intériorité, à se reconnecter soi-même à ses propres émotions, à ce qu’on ressent devant l’écran, simplement. En rendant vagues ses motivations et en parsemant sa quête de métaphores, Gris devient alors un jeu auquel on peut donner bien des interprétations sans les imposer.

Sea of Solitude, en revanche, choisit un chemin bien plus tracé. Il est beaucoup plus explicite, nous rendant déjà certains du prénom de son héroïne, Kay, une jeune fille à l’apparence monstrueuse. Celle-ci doit trouver son chemin à travers une ville inondée, où l’eau fluctue au gré de ses états d’âme, croisant bien des monstres en chemin. Ceux-ci symbolisent sa dépression, mais sont aussi parfois des visages familiers : Sunny, son frère, Jack, son petit ami, ou encore ses parents. Elle doit alors redonner la lumière à la ville, et trouver le moyen de ne plus être un monstre. Par les dialogues entre les divers protagonistes, par les réflexions de Kay, les interjections des monstres qui la poursuivent, ou les messages trouvés dans des bouteilles à ramasser, le jeu nous informe beaucoup plus que Gris sur ses intentions et les messages qu’il compte passer. Il communique ainsi bien plus directement avec le joueur, l’incitant à relier les situations vécues par Kay aux siennes, ou alors au risque que ces situations ne lui évoquent rien. Certes, Gris a un côté implicite plus plaisant, nous laissant libres d’interprétations, d’y voir ce que nous y projetons. Pour autant, l’explicite de Sea of Solitude permet d’aborder bien des situations pouvant arriver dans la vie quotidienne, qu’on les ait vécues ou qu’elles nous permettent de comprendre le ressenti d’autres personnes.

II. Symboliques et métaphores

1. La part animale

Les deux jeux ont la particularité de mettre en scène des animaux, soit comme ennemis, soit comme alliés. Les bestiaires de Gris et Sea of Solitude sont présents soit pour représenter l’âme de certains personnages, soit pour exprimer de façon métaphorique l’avancement de l’héroïne au cours du jeu. Ainsi, Kay est représentée dès le début sous une forme de monstre, une sorte d’oiseau toutefois incapable de voler : une façon de montrer non seulement son mépris envers elle-même, mais aussi qu’elle est incapable, pour l’instant, d’avancer sereinement. Par ailleurs, au cours du jeu, elle peut aussi se retrouver à chasser des mouettes : si les oiseaux représentent en général la liberté et l’âme, les mouettes sont symbole de retour chez soi après un long voyage maritime (tiens donc!). Le premier boss de Sea of Solitude est également un oiseau géant : bien qu’il soit capable de voler, sa noirceur contredit toutes les valeurs positives habituelles, le rendant plus apte à la fuite qu’autre chose. Dans le jeu, j’ai personnellement eu le sentiment que cet animal est choisi pour représenter la fuite illusoire du frère de Kay, face à ses harceleurs. Un autre oiseau est lui, présent dans Gris sans qu’il soit véritablement possible d’identifier son espèce. Ennemi, il hurle sur Gris un souffle de vent puissant, lui refusant ainsi la possibilité d’avancer.

Cependant, l’oiseau ennemi de Gris se transforme tout au long du jeu : dans les niveaux aquatiques et souterrains, il devient ainsi une anguille. Si l’animal est clairement menaçant, se lançant à la poursuite de l’héroïne, il n’est peut-être pas aussi négatif qu’il n’y paraît. L’anguille est, en référence au proverbe il y a anguille sous roche, également la signification qu’un secret est sur le point de se dévoiler, un secret que l’on peut s’être consciemment caché. Or, quand cet ennemi apparaît, Gris est bien plus proche du terme de son voyage initiatique, que du début du jeu ; plus proche de la vérité qu’elle renie. A la fin, cet ennemi changera encore de forme, mais nous en parlerons plus tard.

Outre des petits êtres fantastiques, Gris croise également encore deux animaux alliés au cours de sa route. Le premier est le papillon, ou plutôt des multitudes de papillons qui lui permettront notamment de sauter et grimper en hauteur, à des endroits inaccessibles. Ces animaux sont avant tout un symbole de l’âme, de la légèreté, de la métamorphose, et plus précisément de la résurrection, passant de la chrysalide à un insecte volant. Le dernier animal est enfin la tortue, qui apparaît pour aider Gris à trouver son chemin, ou à échapper à l’anguille. Avec sa carapace, il est facile d’y voir un refuge, refuge que l’héroïne ne peut qu’utiliser de façon temporaire, puisque la tortue se replie sur elle-même une fois sa mission accomplie. L’animal est cependant aussi symbole de la résistance et de la voie vers la sagesse, illustrant encore une fois le chemin parcouru par l’héroïne.

Pour revenir à Sea of Solitude, les autres animaux présents sont utilisés de manière monstrueuse, déformés pour représenter la noirceur de l’entourage de Kay. Ses parents sont ainsi personnifiés sous la forme d’un caméléon et d’une pieuvre. Le caméléon, du fait de sa capacité à changer de forme, est assimilé à l’hypocrisie, l’inconstance : des traits qui se font ressentir chez le père de Kay, qui change de discours sans cesse face à sa femme, et qui passe d’un sentiment à l’autre de façon égoïste. La mère de Kay, symbolisée par une pieuvre, renvoie avec ses multiples bras à ses efforts de soutenir toute sa famille ; tout en faisant penser à la possession, la rendant incapable de laisser partir son mari quand l’effort exigé est trop grand. Enfin, Jack, petit ami de Kay, est le seul à apparaître sous une forme argentée et non noire, celle d’un loup. Cependant, son visage se fissure peu à peu, révélant sa noirceur en-dessous de ce masque. Si le loup évoque plutôt la puissance, il est aussi un animal dangereux et féroce, à double facette – comme Jack.

2. Du noir aux couleurs, des paysages en évolution

D’autres symboliques sont présentes tout au long des deux jeux. Gris présente bien entendu la particularité de perdre ses couleurs dès le début, condamnant l’héroïne à traverser des paysages noir et blanc, et à récupérer les couleurs une à une : rouge, vert, bleu et jaune. Bien que Sea of Solitude présente de moins forts contrastes, Kay commence également son aventure dans une ville obscurcie, une mer sombre où rôdent les monstres ; elle doit alors éclairer les lieux parcourus grâce à la lumière de son bateau et en chassant la corruption. La ville déserte et submergée qu’elle traverse, retrouve alors des eaux d’un bleu plus tranquille, et des bâtiments aux couleurs vives et accueillantes. Mieux, elle y retrouve peu à peu des lieux familiers, venant de sa vie quotidienne ou de son enfance. Les eaux fluctuent dans Sea of Solitude, selon l’état du moment de l’héroïne : les vagues peuvent la submerger, ou bien la mer complètement disparaître, dévoilant un nouveau chemin vers lequel avancer. Les mondes traversés par les deux protagonistes sont vides, et c’est à elles d’y ramener de la lumière, des couleurs, en même temps qu’elles progressent dans leur quête et dans leur acceptation d’elles-mêmes.

Bien sûr, les couleurs ont des significations différentes selon les cultures, mais attachons-nous quelques instants à celles retrouvées par Gris au cours de son périple. Le rouge est ici attaché à la colère, à la violence des émotions ressenties par l’héroïne : mais une colère majoritairement tournée envers elle-même, tout comme le montrent la tempête et l’oiseau qui la forcent à reculer dans cette partie du jeu. On trouve ensuite la couleur verte : la nature revient, le paysage de désert laisse place à de la forêt, de la vie, au-delà d’un désert aride. Cette partie du jeu se fait plus calme, n’opposant aucun ennemi à Gris, la laissant retrouver ses forces, et même des alliés, enfin.

Le bleu intervient alors, à double facette. Certes, il symbolise la sérénité, la vérité, mais dans les niveaux souterrains et aquatiques parcours par l’héroïne, il est aussi symbole de danger (l’anguille rôde), de mélancolie, voire d’étouffement. Après tout, nous n’avons plus d’horizon, nous nous enfonçons toujours plus profondément dans les galeries de la terre. Le jaune, enfin, apparaît dans une partie du jeu bien plus architecturale, avec des bâtiments, des points d’eaux, mais aussi des murs partiellement invisibles. Cette couleur-ci mélange les contrastes : liée à l’énergie solaire, elle peut aussi pointer vers la maladie et la tristesse. Ainsi, Gris avance dans sa quête, retrouvant même sa voix, et les couleurs lui permettent de redonner des nuances et de la vie à son monde ; mais elles sont toujours synonymes de son état mental, mêlant avancées et retours en arrière.

III. Aborder le long voyage de la résilience

1. Les ennemis intérieurs

Avec la connaissance des intentions et narrations des créateurs de Gris et Sea of Solitude, avec la conscience des symboles disséminés ici et là dans les deux jeux, il est désormais possible d’aborder profondément les thématiques de ces deux histoires. Il ne manque qu’un ennemi aux deux héroïnes, dans le bestiaire évoqué précédemment : un adversaire qui n’est autre qu’elles-mêmes. Ce n’est pas un hasard si les monstres harcelant Kay lui ressemblent, ou semblent si bien la connaître. Leur mépris est un reflet de sa haine envers elle-même, au point qu’elle doit, à la fin, accepter d’embrasser sa noirceur, de s’accepter toute entière, avant de connaître la paix. De manière toute aussi intéressante, c’est un symbole d’abord allié de Gris qui devient ensuite un ennemi : les oiseaux et papillons qui l’aidaient à s’élever, se transforment soudain en un oiseau empêchant sa progression, jusqu’à ce qu’elle le fasse disparaître grâce aux sons de clochettes. A la fin, Gris doit également accepter de se laisser submerger par la noirceur qui la poursuit depuis le début, noirceur qui prend son propre visage. Ce n’est qu’à ce prix que son chant se fait plus fort et parvient à reconstruire la femme de marbre brisée, à redonner tout son éclat à son monde.

Sea of Solitude fait également des choix pertinents au niveau de ses ennemis. Tout d’abord, les adversaires « lambda » sont les harceleurs de Sunny, le frère de Kay, ou bien d’anciens camarades de l’héroïne. Celle-ci doit alors les débarrasser de la corruption, pour en faire des silhouettes de lumière. Mais surtout, les boss sont les membres proches de l’entourage de la jeune fille. C’est une autre sorte d’ennemi intérieur, qu’elle doit apprendre à sauver et comprendre, avant de pouvoir se libérer elle-même et de retrouver sa véritable apparence. Il ne faut pas oublier la petite fille qui aide Kay au début, notamment en lui donnant le pouvoir de lancer des fusées de lumière. La gamine devient, à un certain moment du jeu, également un monstre, en s’apercevant que Kay n’arrive pas à aider Jack. Cette petite fille, si familière à l’héroïne, représente sans aucun doute son enfant intérieur, sa part d’innocence, qui fatalement peut devenir agressive… si elle n’arrive pas à entendre la voix de la raison ou à avoir ce qu’elle veut.

2. Des situations explicites…

Mais au final, quels chemins, quels sentiments présentent véritablement les deux jeux, parfois en commun ? Gris, on l’a dit, est implicite et abstrait, laissant beaucoup plus la place aux interprétations. Sea of Solitude, lui, parle directement de situations vécues, mettant des mots sur différents ressentis de la solitude. Sunny, le petit frère de Kay, est harcelé par ses camarades de classe : bizarre, rêveur, sensible, tous les prétextes sont bons pour qu’il se fasse insulter, humilier et agresser. Une situation d’autant pire que Kay est, à ce moment-là, insouciante et ne se rend pas compte de la dépression de son frère. Cet égoïsme est curieusement présenté, car il rend soudain Kay méprisable de ne pas avoir écouté son frère : le joueur pourrait la détester, et cela est peut-être l’une des raisons de la haine de l’héroïne envers elle-même. Cette culpabilité la mène alors à essayer de sauver les membres de son entourage, peu importe le prix. La corruption qu’elle nettoie des autres, elle la porte dans son sac à dos, portant des responsabilités de plus en plus lourdes pour une simple adolescente.

Un poids qui se révèle fatal lors de la rencontre avec ses parents. Elle assiste à une violente dispute entre eux : son père est dévoré par le travail, pense s’être marié trop tôt, ne pas avoir été prêt à avoir des enfants, et songe même à fuir avec une autre femme, en espérant qu’il sera plus heureux. La mère de Kay, elle, essaye d’être compréhensive et de le soutenir, jusqu’au point de non-retour, une infidélité qu’elle ne peut supporter. En écoutant ses parents, en les encourageant à parler, comme elle l’a fait avec son frère, Kay pense réparer une situation dont elle se sent coupable (nombre d’enfants aux parents divorcés ou séparés ont pu le penser). Mais celle-ci est trop lourde pour elle, la faisant s’évanouir. C’est cette perte de connaissance qui redonne une apparence humaine à ses parents, prêts à essayer d’être une famille face à la souffrance de leur enfant.

Insidieusement, on se rend alors compte, avec ce semi-échec, que la prochaine épreuve de Kay sera pire. On assiste alors à la distance, la froideur progressive de son petit ami face à elle, symbolisé par la forme d’un loup, tantôt adorable, tantôt fuyant et menaçant. S’il peut d’abord évoquer la bipolarité ou une relation toxique, Jack est lui aussi victime d’une forme de dépression, de haine envers lui-même, le faisant souffler le chaud et le froid sur sa petite amie, par conséquence de ses hauts et de ses bas, d’un moral plongeant et de sa propre perdition. Cette forme-là de dépression est contée avec plus de subtilité, et surtout, force Kay à accepter son impuissance à sauver son petit ami.

Jack doit faire sa propre route seul et guérir à l’écart, sans personne, comme l’héroïne doit également continuer seule pour s’accepter et s’aimer de nouveau. De réussite, la quête de Kay devient un échec : et c’est peut-être l’un des plus intéressants messages du jeu, d’admettre de ne pas pouvoir aider quelqu’un, d’admettre d’échouer. Cela est d’ailleurs souligné par le fait que la petite fille, reflet de Kay, devient très agressive quand elle ne parvient pas à approcher Jack. La solitude et la dépression de Kay se terminent quand elle parvient à s’accepter elle-même, à se laisser approcher par les monstres la poursuivant. La personnification de sa dépression en ce monstre prend tout son sens : tantôt ennemi harcelant, tantôt presque amical (la poussant à renoncer de sauver Jack au risque de se blesser), la dépression offre un visage d’ami et d’ennemi à la fois, connaissant Kay par cœur. Cette versatilité de la dépression est d’ailleurs souvent un vrai ressenti, pour ceux qui en souffrent. En enlaçant sa propre obscurité, en acceptant de vivre avec pour ensuite renaître, l’héroïne retrouve enfin sa véritable apparence, cessant d’être un monstre.

3. … Aux sentiments abstraits

Gris est bien plus difficile à évoquer, par son choix de non-dit, d’intrigue abstraite. Certains joueurs voient l’histoire comme une métaphore du deuil (interprétation renforcée par le nom de certains trophées, nommés d’après les cinq étapes du deuil d’Elisabeth Kübler-Ross, et la fin secrète), de la dépression, d’un traumatisme. Les statues de marbre rencontrées par l’héroïne au cours du jeu représentent toutes des étapes de la tristesse ; la lutte contre ses ennemis s’apparente à un combat intérieur, et les paysages qu’elle parcoure s’enfoncent toujours plus profondément sous terre, ou se retrouvent basculés dans la nuit. Les capacités acquises au fur et à mesure de l’aventure sont toujours à double tranchant. L’héroïne peut faire bloc contre le vent, mais comment ne pas y voir la nécessité de se faire de pierre pour lutter contre la tempête de ses propres émotions ? Elle peut voler ensuite, mais au prix d’une chute, pour retomber dans un monde souterrain. Dans l’eau, elle apprend à plonger ; plonger encore plus profondément, dans une obscurité opaque, dans une tristesse encore plus grande. Seule la capacité de chanter, rendue vers la fin, devient positive, pouvant faire éclore des fleurs et illuminer les décors – et surtout, réparer la statue de femme brisée du tout début du jeu.

La musique en elle-même, sans aucune parole, a son importance. Le chant de Gris, triste, éthéré au début, est brisé et l’héroïne chute. La musique devient alors instrumentale : piano, orgue, mais proposant toujours une profonde mélancolie, une tristesse palpable, parfois des sentiments de lutte et de colère. Il y a de la beauté dans ces mélodies, mais aussi du chagrin et de l’apaisement. Quand Gris retrouve sa voix, celle-ci est enrichie des épreuves qu’elle a surmontées : son chant est plus complexe, plus mûr, plus nuancé et plus riche. Il est assez fort pour vaincre sa noirceur, et pour la pousser à éprouver des sentiments vifs et positifs, enfin. La larme qui coule sur la joue de l’héroïne peut être autant une larme de tristesse, que d’acceptation, ou même la joie d’être parvenue au bout de son parcours, vivante et plus mature.

Étrangement, Gris ne m’a pas mis la larme à l’œil à son terme. Je ne l’ai pas ressenti comme un jeu sur le deuil ou la tristesse, malgré l’évidente mélancolie qui s’en dégage. Je ne suis pas quelqu’un qui lit facilement les images et les couleurs, et j’ai même cru avoir été finalement peu sensible au jeu, après Sea of Solitude. Pourtant, j’ai été touchée par la musique, la beauté des aquarelles, les paysages découverts par l’héroïne, le symbolisme implicite de certains éléments. Des jours après, le jeu me trottait encore dans la tête. J’ai fini par comprendre que Gris est resté en moi pour son évocation d’un parcours après une émotion sombre, peu importe laquelle, et non pas pour une thématique sur la mort comme je m’y attendais. Ce qui m’a fascinée, c’est sa douceur, sa sérénité, sa musique tellement empreinte d’une voix unique, de mélodies apaisantes et sensibles. Les énigmes, qui finissent par demander toutes les capacités de l’héroïne, reflètent comment chacun doit avancer, en mettant à profit ce qu’il a appris d’événements précédents. Le jeu, silencieux et sans fil de narration clair, renvoie à l’intérieur, à l’invisible (que l’héroïne apprend à voir également), à ce qu’on ressent directement. La musique nous renvoie à nous-mêmes, elle agit sur l’âme avec une tendresse difficile à expliquer.

Ce que Gris m’a transmis comme message, ou plutôt comme sentiment, c’est cet encouragement perpétuel à avancer, sans jugement. Après tout, dans Gris, rien n’est punitif : le personnage ne peut pas mourir, ni se disperser dans un monde ouvert, on n’a pas de choix narratif à faire. Tout dans l’art du jeu évoque la sérénité. Avance, peu importe le temps que ça prend, peu importe les étapes par lesquelles tu passes. Tu peux prendre ce temps pour te reconstruire, et il est normal d’avancer peu à peu. La noirceur, la tristesse, la légèreté, les allers et retours, tout cela fait partie du chemin. C’est normal, et à la fin, tout ira bien. D’ailleurs, la fin du voyage de Gris est magnifique, mais très rapide. Le jeu mise bien plus sur le voyage, le temps de la reconstruction, que sur la destination – l’après-résilience.

Conclusion

Gris et Sea of Solitude offrent des chemins, des partis pris différents pour parler de bien des sentiments négatifs qui peuvent traverser une vie. Selon ses préférences, on choisira le récit autobiographique et explicite de Sea of Solitude (SOS), ou bien l’implicite ouvert à interprétation de Gris. Certes, Sea of Solitude a sans doute plus de défauts que Gris quand on considère son gameplay ou sa volonté de trop expliquer, mais il prend le risque de mettre des sujets difficiles en avant, qui parleront sans doute à beaucoup, en assumant le fait d’être autobiographique. Une manière de montrer que le vécu peut donner quelque chose de beau à offrir aux autres. Gris peut en déconcerter certains par ses non-dits. Mais il montre que le jeu vidéo a tout pour être une œuvre d’art à part entière, et prouve qu’il n’y a parfois pas besoin d’histoire, de dialogue, pour arriver à toucher au plus profond.

Mais chacun à leur manière, ils s’adressent directement à nous, à nos souvenirs ou à notre vécu, à nos émotions et à notre capacité à interpréter. Ils parlent de comment outrepasser les épreuves, de la difficulté de s’accepter, de savoir même lâcher-prise, et surtout de la reconstruction de soi.

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Quelques ressources utilisées pour l’écriture de l’article :


18 réflexions sur “Sea of Solitude & Gris : deux jeux vidéo pour aborder la résilience

  1. Sacré article ! Je ne vais pas rebondir sur ce que tu dis, je n’ai pas joué à ces jeux. Et pourtant, j’ai trouvé ton analyse passionnante, c’est assez génial de voir que les jeux-vidéos également peuvent parler de sujets aussi difficiles. Mon seul contact, dans ce média, avec des thématiques de cet ordre, c’est par Life is Strange, et j’avais déjà trouvé ça fort.

    Petite question HS : combien de temps as-tu pris pour écrire un tel article ? ^^

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    1. Merci Mocassin, ça me touche beaucoup ! Je suis aussi fascinée de voir comment les jeux vidéo osent de plus en plus aborder des sujets difficiles, sans que ce soit uniquement avec une utilité narrative un peu à la surface. Je suis sûre qu’il y a des tas de choses qui peuvent être dites sur la dépression, le deuil, la santé mentale en général, tout en permettant au joueur de s’y retrouver, voir de connaître un peu de guérison grâce à cela. Life is strange a en effet abordé plusieurs de ces thèmes-là, avec une grande justesse et souvent une émotion poignante…quand je repense à Chloe dans l’épisode 4 par exemple, dans la réalité alternative…

      Tu me poses un peu une colle avec cette question :p. J’ai eu beaucoup de mal à écrire cet article : trois/quatre plans différents, et j’avais même débuté une deuxième version car la première ne me plaisait pas assez. En comptant le temps de documentation, le temps des plans et l’écriture, je dois y avoir passé entre 6 et 9h. Mais je n’ai pas tout fait d’affilée et j’ai parfois été interrompue, donc c’est une estimation. Je serais allée plus vite si j’avais eu le bon plan dès le début.

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      1. C’est très intéressant à traiter dans le jeu-vidéo en effet, et ça pourrait pourquoi pas avoir des vertus thérapeutiques, vu l’immersion que ce média permet. Mais du coup, il faut que ce soit traité sérieusement afin de ne pas faire plus de mal que de bien, c’est toujours délicat.

        Quant à Life is Strange, les émotions provoquées par cet épisode sont très fortes en effet. C’est même dur pour le joueur, qui se retrouve face à un choix impossible. J’avais aussi été perturbé par le suicide de l’élève dans l’épisode 2 (je crois), qu’on peut éviter ou pas. C’est une très bonne façon de nous mettre face à nos responsabilités, de nous rendre conscient de nos actes et de leur portée.

        Je te pose peut-être une colle, mais dans un sens tu me rassures ! Comme toi, la composition du plan ne se fait rarement qu’en une fois pour les gros articles, pour parvenir à un bon résultat je dois passer par plusieurs écritures et organisations. C’est fastidieux mais c’est une façon de travailler je suppose, on apprend aussi bcp comme ça. Au final, je trouverais presque ce 7/9h raisonnable pour un article aussi poussé !

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      2. Oui, c’est quand même le risque : il faut qu’il y ait un vrai suivi derrière, et que les sujets soient bien traités/documentés. Comme en littérature d’ailleurs, sinon, ça fait plus de mal que de bien pour ce que le joueur ressent, et pour la représentation aussi..

        Je n’avais malheureusement pas réussi à éviter le suicide de l’élève dans l’épisode 2. Mais c’est déchirant, ce genre de choix/possibilité, on peut rester sur le même dilemme pendant dix minutes avant de se résoudre à appuyer sur un choix…parce qu’il faut bien en faire un en connaissance de cause.

        D’habitude, je fais les plans plus rapidement, mais là rien ne collait/ne me plaisait totalement. On finit par apprendre au fur et à mesure de l’écriture comme tu dis, mais parfois, il y a tant à aborder que c’est compliqué de trouver LE bon fil conducteur. Parfois, c’est plus simple pour certains articles, que d’autres, et puis on fait ses armes avec. Au jugé, j’aurais même dit que j’y ai passé une dizaine d’heures, mais ça me paraît beaucoup, même si c’est étalé sur plusieurs jours.

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      3. Ta réponse me fait penser au cas 13 Reasons Why : malgré tout le suivi et le sérieux dont ils ont fait preuve pour le développement de la série, cela ne l’a pas empêché d’être accusée de faire plus de tort que l’inverse. J’ai l’impression que plus on essaye d’être précis et proche de la réalité, plus ça devient complexe. En ce sens, Gris dispose d’une grande force, vu qu’il laisse libre court à l’interprétation.

        Tout comme toi, j’avais échoué à sauver l’élève, alors que je pensais avoir fait les bons choix ! Du coup j’ai eu une petite remise en question et j’ai voulu refaire le jeu peu de temps après l’avoir fini. Cette fois-ci j’ai réussi à la sauver, et quel soulagement c’était. Le jeu peut vraiment être plus et mener à d’intenses réflexions.

        En effet, plus on essaye d’être exhaustif et précis, plus il devient complexe de structurer les idées pour faire un article cohérent. En tout cas, c’est une dizaine d’heures que tu as bien investies vu le résultat final ! 😀

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      4. Surtout, plus c’est proche de la réalité, plus ça permet aux gens de tout bord de se l’approprier, parfois trop, au point qu’ils ne savent plus forcément démêler le vécu, la fiction, ou la différence auteur/narrateur… surtout dans le monde d’aujourd’hui où quasiment tout peut faire polémique car les gens manquent de recul. Pour 13 reasons why c’est flagrant, notamment, et puis il y a eu The suicide of Rachel Foster encore plus récemment. Mais bon, l’humanité est complexe ; normal que la fiction le soit aussi, sous toutes ses formes.

        Je crois que j’avais pas réussi à me souvenir des bons éléments pour sauver Lisa, mais je n’ai jamais retenté depuis. Mais je comprends ton désarroi, quand on voit la destinée de personnages qu’on essaye de sauver à tout prix. Ça m’a fait ça pour la fin de LIS 2, voir les conséquences finales est une remise en question à sa manière, à notre façon de voir le monde et ce qu’on jugeait juste…

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      5. C’est très pertinent ce que tu dis là. Et en même temps, qu’un lecteur/joueur/spectateur puisse s’approprier une oeuvre, c’est le but de cette dernière, ça montre sa réussite. Plus c’est bon, plus c’est sensible ? Par contre je n’ai pas vraiment suivi la polémique Rachel Foster, tu as un article/tu peux m’expliquer ?

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      6. Je pense que plus c’est mieux fait, plus il y a de risque de confondre un discours narrateur/auteur et que ça crée des polémiques, qu’on attribue des apologies de mauvaise conduite, et aussi qu’un potentiel public, tient tant à un sujet, que si ce n’est pas traité à son goût, ça ne passe pas… (et ça je me demande si ce n’est pas aussi une conséquence des réseaux sociaux où on réagit à chaud et non avec recul). Pour Rachel Foster, je t’explique d’après l’article de Je suis un gameur. En somme, l’histoire met en scène un prof de quarante ans et son histoire d’amour avec une élève (16 ans je crois). Donc, cela a été accusé d’être trop romancé comme une vraie histoire d’amour, alors qu’en général c’est un genre de relation assez abusive, avec manipulation, et puis surtout pédophile. Du coup, certains joueurs ont vraiment critiqué ce côté pro-pédophile et en ont accusé les développeurs du jeu, la romantisation d’une relation malsaine… alors que le jeu se contente de démontrer une vision de cette relation, en plus avec un personnage pas forcément fiable.

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  2. Très intéressant ce dossier !! Tu connais déjà mon avis sur Sea of Solitude, et je suis justement en train de jouer à Gris (ça fait un petit moment qu’il était dans ma bibli, tu l’as fait remonter dans mes priorités !). Je suis carrément sous le charme des graphismes et de la musique !
    Pour le coup, je pense que je suis plus cliente du côté onirique de Gris que de la sur-explication de SOS (même s’il y a aussi une jolie dose de poésie dans ce dernier). Quoiqu’il en soit, les deux jeux explorent des émotions très intéressantes, et tu as bien fait de les proposer en binôme !

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    1. Gris est magnifique au niveau des musiques et des graphismes, ça fait rêver ! L’illustrateur derrière, Conrad Roset, est vraiment doué. Je pense qu’on est tous un peu plus partisans de Gris pour sa liberté d’interprétation, mais les deux jeux offrent à mon sens des chemins assez complémentaires sur des sujets difficiles.

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  3. J’ai souri en te voyant adopter la forme de la dissertation et en lisant vos commentaires, Hauntya et Mocassin. :’) Bref ! Je n’ai joué qu’à Gris. J’ai testé Sea of Solitude avec toi et tu connais mon premier ressenti (certes hâtif). Je préfère les jeux moins chargés dans leur mise en scène, et plus implicites dans leur narration. Toutefois, je ne doute pas que, comme tu le démontres, les deux jeux ont autant de choses à dire l’un que l’autre, au point qu’il soit intéressant de les étudier en parallèle. Je me demandais effectivement à quoi faisaient référence les couleurs de Gris, même si j’avais eu la flemme de chercher, sur le moment. De mon côté, je pense qu’il s’agit de la métaphore d’une fille qui a été tentée de se suicider, ou qui a été agressée sexuellement. Je ne ne pensais pas forcément au deuil, mais nous ne le saurons jamais, et c’est essentiel. Quant à l’oiseau, c’est celui de Twitter, voyons. Non, je dec. Quoique…

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    1. Ah, j’étais obligée de passer une forme de dissertation pour cet article ! La seconde version aurait pu être un mélange de récit et d’analyse, mais j’ai essayé deux paragraphes, ça ne collait pas. J’ai comme toi une préférence pour Gris, pour son côté libre ouvert à toutes interprétations, comme tu le soulignes si bien à travers la tienne. D’ailleurs les créateurs refusent de dire quelle interprétation est la bonne. 😀 et la tienne est donc tout autant valable et intéressante. Quels sont les éléments qui t’y ont menée ? Et qui sait pour l’oiseau…ça peut être aussi les cris et moqueries du monde extérieur.

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  4. Une fois de plus : quel article ! J’admire tellement ta capacité à décortiquer, à expliquer, à transmettre. C’était vraiment passionnant, même si j’ai sauté quelques lignes quand j’avais l’impression d’en apprendre trop. Que veux-tu, une fois de plus, tu m’as donné envie de découvrir ces jeux (surtout Gris parce que j’aime bien le flou) et j’aime découvrir les choses sans trop en savoir.

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    1. Merci pour tes mots, ça me fait vraiment plaisir, et que surtout ces articles aient pu t’égayer les quelques journées mollassonnes de travail si je me souviens bien ! C’est vrai que pour les jeux, j’essaye vraiment de retranscrire l’ambiance éprouvée durant plusieurs heures, ou mon ressenti tout court, et selon les titres c’est juste passionnant. Gris étant une petite merveille, je ne peux que t’encourager à le découvrir ! Il est juste magnifique à tout point de vue. Merci encore !

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